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25 mars 2014 2 25 /03 /mars /2014 10:30

 

 

On aurait pensé qu’elles étaient contentes, les prohi, leur loi votée, nouzautes un peu mieux clandestinisées, le progrès social à pas cher et même moins que cher, sur notre râble. Eh ben non. Depuis quelque temps fleurissent de nouveaux appels à la discrimination – et je reste polie, toujours basés sur l’inusable scie des minorités tyranniques ; souvent des textes pseudosignés, semés ça et là et un rien diffamatoires, comme on dit chez les légalistes. Rien n’aurait été fait, nous serions en train d’envahir l’espace public et politique. On est sonnées, k.o. debout, mais nan, en fait il paraît que nous sommes en train de prendre le pouvoir ; quand on nous donnera la chasse ce sera sans doute parce qu’en réalité, nous détiendrons la puissance absolue et aurons réduit le reste de l’humanité à merci. Ah ça en rappelle de joyeux souvenirs, ce regain de dénonciation à chaque tournant de la répression, cette invocation à la sombre puissance illégitime des faibles qui, en réalité mais vous ne le saviez pas, dominent le monde. On l’a sorti pour bien des groupes humains – et, dans un monde patriarcal, on le sort aussi régulièrement pour les nanas en général, mais certaines ont tendance à oublier opportunément les implications des instruments de violence qu’elles pensent utiliser en toute sûreté pour elles-mêmes. Quand on veut faire disparaître une population, écrabouiller une catégorie sociale, toujours demander plus, brandir la menace épouvantable que son maintien fragilisé laisse peser sur la saine société ; pour en somme arriver là où on voulait en venir, sans oser le dire d’emblée : éradiquer. Éradiquer les gentes. Les prohi se sont longtemps avancées derrière les paravents des clients, de l’industrie du sexe, de bien d’autres prétextes ; mais en réalité ce sont aux putes qu’elles en veulent, direct. Aux nanas.

 

Ce qu’elles veulent avant toute chose, ce n’est pas renverser le pouvoir, fut-ce celui des hommes avec lesquels elles s’allient volontiers ; c’est rayer de la carte les nanas avec lesquelles elles sont en désaccord profond. On, c’est au moins un tropisme moderne – et postmoderne, ne leur en déplaise – dans le cadre de notre assomption comme citoyennes, par conséquent des vies desquelles on fait dépendre la toujours future félicité publique ; c’est ainsi que les ennemis prioritaires des communistes furent et restent d’autres communistes, des républicains idem, de l’extermination desquels la joie escomptée devait issir. D’ailleurs, ne l’avons-nous pas hérité du religieux : le pire ennemi n’est jamais le païen, mais l’hérétique. Et réciproquement – je dis d’autant plus réciproquement que les positions des unes et des autres, républicaines versus communautaires, me paraissent fondées sur les mêmes intentions sociales et les mêmes zones aveugles, impensées.

C’est d’autant plus flagrant que les mêmes prohi ne remettent pas un instant en cause le système hétéropatriarcal. Amour, attirance (gratuite et pour les mecs bien sûr !), famille, travail, rien de tout cela ne les ennuie, bien au contraire elles adhèrent, elles l’opposent même à l’infernale vénalité. Parce que le fond du prohibitionnisme c’est ça, la normalité hétéra, complémentariste et j’en passe. Vous ne trouverez pas beaucoup de prohi antisexe ou solanassiennes. O ben non, qu’est-ce qu’on ferait sans les hommes ? Nous on sait très bien ce qu’on ferait sans et avec de la thune ; on s’en passerait totalement et on s’allongerait les orteils. Ah mais la paresse est mère de tous les vices, et une valeur fort peu virile. Pas bien.

 

Perso je n’ai par ailleurs plus guère de sympathie pour le réformisme libertaire qui anime mes collègues syndiquées et une part grandissante du militantisme. Je ne crois pas que ce soit une opposition conséquente à la régression qui nous frappe, mais plus une tentative d’aménagement d’un même ordre social et économique, qui se veut moins meurtrière – seulement l’intention ne fait pas la capacité ; et c’est croire que notre bonne volonté participative et une certaine souplesse peuvent faire encore quelques temps de cet ordre des choses un endroit vivable, alors même que son devenir paraît ne pouvoir se faire que sur une élimination accrue. La peur de critiquer le fond de ce que pourtant on nous envoie dans la gueule a quelque chose de désespérant ; tout ça pour ne pas se faire peur soi-même, les cinquante ou cent encartées. L’adhésion aux lois de la valorisation et la revendication de reconnaissance sociale dans ce cadre, moi c’est bof. Un syndicalisme radical, pour ne même pas aller plus loin, est, d’expé, un vieil oxymore ; c’est comme pour tout l’associatif : on finit toujours, regrets ou pas, par similitude de forme et d’objet, par donner la patte au pouvoir et au fonctionnement social qui le fonde. C’est également d’autant bof qu’en fin de compte, mais c’est là encore une situation générale dans une contestation qui est revendication d’intégration, c’est se réclamer en fin de compte des mêmes nécessités que celles qui inspirent les prohi, avec une gondole dans l’étalage en plus ou en moins. La relation et la sexualité étant des systèmes d’échange sociaux, causer de « gratuité » à leur propos est une vaste blague. Il n’y a aucune émancipation, aucune vie vivable à escompter du succès de l’insertion dans quelque système d’échange que ce soit. Et cela concerne du coup autant les syndiquées réformistes libertaires que les prohibitionnistes républicaines qui, derrière leur prétendue critique de la marchandisation, ne remettent rien en cause ni de l’économisme et de l’angoisse d’équivaloir, ni du sexualisme patriarcal.

 

La haine rabique des secondes n’en est pas moins ignoble et par ailleurs stupide ; elles ont donné – avec tant d’autres - dans le très vieux panneau essentialisant de la politique, croient fermement que les systèmes globaux sont incarnés spécifiquement par des groupes sociaux, et que la solution – finale – est de les faire disparaître (« en tant que tels » dit-on aussi pour voiler la violence matérielle). Il va de soi, pour moi en tous cas, qu’on peut se proposer (et je me le propose !) de se débarrasser de rapports sociaux ; mais à ce point de vue, je suis désolée, les prohi ne remettent rien fondamentalement en cause de l’économie relationnelle, du complémentarisme et en fin de compte du patriarcat. Il n’y a d’ailleurs pas grand’monde en ce moment à féministlande qui se détermine à le refuser et à le renverser – du fait entre autres de ne pas critiquer ses formes sociales mais de vouloir se les récup’ en croyant fermement à leur « neutralité ».

 

Je trouve que ce qui se réduit de plus en plus à deux grandes options en concurrence converge vers le même incritiqué. Que ce soit le républicanisme qui se dit « universaliste », ce que je trouve parfaitement réducteur de ce que pourrait être justement un universalisme – il est hégémoniste « tout pour et par ma gueule » ; ou l’intersectionnalisme qui a certes la vertu incontestable de n’être pas (en principe) excluant – mais qui interdit toute critique des formes sociales, et par cela limite son propos à amener tout le monde à une boîte de sardines qui se révèle, ô surprise, être précisément celle que défendent les républicaines : souverainetés, économie, relationnisme et autres piliers de l’ordre mondial. « Tenue correcte exigée » versus « Venez comme vous êtes » - mais le magasin et sa logique sont les mêmes. C’est d’ailleurs pour cela que les pensées actuelles de la discrimination se situent toutes par rapport à une valeur qui elle ne serait pas discriminante. Combien de fois peut-on voir des arguments que « les gentes avaient l’argent » mais ont été discriminées, ce qui est parfaitement vrai, sur un autre plan. Par contre, la valeur portée par les unes ou les autres, elle, est naturalisée. Comme l’objectif commun d’être acteure, productrice, consommatrice, qui vont avec. Si on se plaint d’une inégalité, c’est que tout le monde ne porte pas autant de valeur ; mais que la valeur elle-même et le monde qui va avec créent une évaluation-élimination de base, ça ne semble pas tomber sous le sens. Et c’est ce qui pose des limites assez étroites à mes camarades syndiquées – comme à toutes les syndiquées de la terre. Les républicaines non plus que les libertaires ne remettent un instant en cause la magie de l’échange et des biens (marchandises, droits, etc.) par lesquels seuls nous sommes appelées à l’existence, et dont la privation, dans ce système, nous condamne effectivement au néant. Conflit interne à une même religion, je dirais. Le souci n’est pas ici seulement que c’en soit une, mais qu’elle présente des impasses sur ce quoi même elle base sa justification : hé non, ce rapport aux biens ne peut pas profiter à toutes, et même loin de là ; il ne peut fonctionner que dans la rareté, la concurrence, la reconnaissance toujours chichement mesurée (sans quoi elle ne vaudrait rien).

 

Les unes comme les autres se tiennent à une approche utilitaire qui implique compromissions. C’est désormais un lieu commun de constater que les prohi sont alliées opportunément aux mecs hétéro qui défendent l’accès gratuit aux nanas, à de vieux cathos mal laïcisés, à l’état qui fait la chasse aux clandestines dans l’espoir de consoler ses ressortissants et ressortissantes (parmi lesquelles un certain nombre d’entre nous…), lesquelles croient que cela sauvera leur frichti ; mais côté réformiste, on a aussi tendu la patte à cet état, à sa répression pour peu qu’elle ne touche que les méchants les plus consensuels, à l’organisation de la gestion des populations, à tel ou tel parti et à tels ou tels boulets, facilement très masculins ou réac-tradis. En fait, ce sont quelquefois à peu de choses près les mêmes de chaque « côté ». Inévitable, à partir du moment où on se bat somme toute pour l’intégration, la légitimité dans l’ordre des choses et les fins qui justifient les moyens. Ce n’est même pas (qu’) une question de calcul ; c’est que nous avons toutes mordu au hameçon de l’urgence, de la virile assomption des « mains sales » (une des clés peut-être des échecs à répétition des tentatives de bouleversement sociaux ; il faudra que je vous reparle de cette croyance), et aussi de ce que l’état de choses veut nous faire croire qu’il est, dispensateur de toutes félicités. Il est dispensateur, il est même thésaurisateur et monopole ; mais le voudrait-il en l’état qu’il ne saurait faire pleuvoir l’abondance et la liberté. Il est lui-même coincé par les nécessités que nous avons toutes reconnues, à commencer par la valeur et l’échange. Les résultat en est, entre autres, que nous nous retrouvons alors engluées avec bien d’autres qui nourrissent la même croyance, partent des mêmes prémisses, et devraient pourtant nous être infréquentables, si toutefois nous arrivions à nous déterminer un peu plus clairement, et à ne plus nous résigner aux mêmes conditions.

Et même – la pire compromission que nous réserve la participation aux logiques du moindre mal est celle du désespoir dans l’acharnement thérapeutique. Mettre des sparadraps sur des quartiers de viande, proclamer son utilité alors qu’on vient juste d’argumenter que le désastre qu’on combat progresse, ne bien souvent plus savoir où on en est (et là aussi en faire une argutie qu’on est dedans et que la lucidité de l’approche en est renforcée). Les prohi, elles, prétendent se tenir hors, ce qui est bien évidemment du foutage de gueule hors concours et membre du jury. Comme si répression et gestion s’excluaient. Elles aussi s’acharnent, sur nous bien sûr, mais également à prôner un modèle social qui a commencé depuis longtemps à se dévorer lui-même. Face à cela notre opposition est bien pâle, en tant que telle, puisque nous n’arrivons pas plus qu’elles à remettre en question les présupposés de l’ordre économique et relationnel. C’est d’ailleurs pourquoi nous sommes cantonnées, repliées dans la protestation morale et la comptabilité des dégâts. Les unes et les autres se posent en ambulances d’une croyance en quelque chose qui s’effondre, et qui de plus a toujours correspondu à la normalisation de formes très contraignantes, à l’élimination des qui valent pas assez, au patriarcat et à bien des trucs qu’il est paradoxal que nous regrettions.

 

Si c’est du côté du mieux vivre, je crois qu’il n’y a de promesse ni chez mes petites camarades réformistes libertaires, ni chez les prohi républicaines, lesquelles dernières se bornent à ne reconnaître qu’un parc un peu plus réduit de marchandisation (mais on ne limite pas la marchandise, le règne de la reconnaissance par l’échange de valeur, et elles ont beau passer leur temps à courir pour vérifier les clôtures :la logique même de la valeur est dans l’ordre relationnel, et il n’y a qu’en renversant celui-ci qu’on aura une chance d’y échapper – et même c’est pas sûr). C’est pour cela que les prohi en sont à défendre famille, hétéronorme, et tout ce vieux bataclan. Ce n’est même pas par méchanceté : c’est par manque d’imagination et apathie critique. Enfin, comme je l’avais fait remarquer il y a déjà des années, il n’y a pas de position critique de la sexualité en tant que telle dans les féminismes contemporains ; tous valorisent ce type de relation sociale comme « naturel », en y mettant, comme à toutes les natures qui ont une fâcheuse tendance à ne jamais être ce qu’elles devraient, diverses conditions.

 

On a eu récemment bien des occasions de se gausser, et là encore à très juste titre, d’un naturel et d’un évident qu’il faut sans cesse et à tout prix protéger contre déviances, décadences, mauvaises intentions ; tellement il va de soi. Sauf qu’on ne s’est pas forcément suffisamment aperçu que la plupart de nos positions actuelles sont des positions de défense de tas de choses qui ne marchent, et nous avec, qu’à coups de pied dans le cul. Si les unes passent leur temps à courir après « la gratuité du cul », gratuité qui comme je l’ai déjà fait remarquer, vu la position centrale de la sexualité dans les échanges sociaux, ne peut être qu’une chimère ou plus précisément un mensonge ; si les unes donc… les autres ne me semblent pas moins courir après un autre eldorado toujours remis, toujours décevant, qui est le règne des libres producteurs échangistes et qui, a sacrebleu, échoue toujours, par quelque bout qu’on essaie de le prendre ! Sans parler des autres paradis qu’on se sent obligées de ramener et de positiver une fois qu’on a repeint celui-là. Significatif tout de même que, quand on s’est résignées à croire que, l’économie, l’échange, de toute façon, on peut pas en sortir, et c’est peut-être pas si mal, tiens on va s’en servir, on y rajoute facilement natures, pouvoirs, religions et autres vieilles daubes transcendantes qui ont pourtant largement fait leurs preuves. Et se marient d’ailleurs fort bien, en pratique, au règne de la rationalité instrumentale. Je ne marche pas !

 

On a le sentiment, à voir ces contorsions, qu’il y a pour tout ce monde, qui est le nôtre, un paradis perdu, une paradis de l’ordre relationnel et économique, lequel somme toute diffère peu selon les versions de ce qui paraît sa même religion, paradis perdu qui quelque part devrait avoir été toujours là, mais qui par le maléfice de méchantes oppressions – toujours externes, jamais systémiques – se trouverait devant nous (tout en restant en arrière parce qu’il est quelque part déjà acquis, pas à penser). D’où cette bizarre position où nous sommes à la fois cul et tête dans le même sens.

 

Incontestablement, pendant que les prohi tirent sur l’ambulance des travailleuses du sexe les plus visibles, cible bien pratique parce que circonscrite, l’hétéropatriarcat comme système se porte on ne peut mieux. Il s’est de toute façon historiquement très bien accomodé de toutes les répressions antiputes et anticlients, qui ne datent pas d’aujourd’hui. Tout simplement parce qu’il est foncièrement basé sur l’idée et l’injonction de besoin sexuel, de naturalité des relations de dépendance affective et sexuelle, de prétendue gratuité qui dissimule mal un système d’échange et de valorisation contraint, une économie quoi. Et j’ose dire que non seulement il se porte bien, mais carrément de mieux en mieux, alors que les autres formes de reconnaissance sociale obligée se rétrécissent et vont à la faillite. Cela fait des années qu’avec d’autres, chercheuses et associatives, nous avions constaté la hausse sur le marché de la mise en couple et de l’enfantement, par exemple. Avec les déconvenues et violences que de conséquence. C’est marrant – aucun mouvement féministe aujourd’hui ne met plus en garde contre les dangers de la vie familiale, du natalisme, de la culture de l’amour. Nan, on en fustige les « dérives », mais l'idéal social lui-même est tout beau tout en sucre. Á ce point que les non-hétérobio veulent y prendre participation avec enthousiasme. Et, ô malheur de la « nature humaine » (puisqu’on n’arrive pas à se dire que c’est ce type de rapport qui les engendre) les même conséquences glauques et brutales.

 

L’attaque d’un point social ou politique perçu consensuellement comme faible ou sale est un vieux must des autostratégies de divertissement : comment ne pas penser à la situation générale ? Acharnons nous donc sur un des ses appendices. C’est la force des tendances conservatrices et « retour aux fondamentaux » actuelles : elles ne manquent absolument pas de cibles lentes à détruire. Et la faiblesse de la réponse c’est de ne pas sortir de la logique même qui permet ces attaques, ce divertissement, cette absence de critique sociale. Quand les syndicalistes mettent en avant le « moralisme » des prohi (qui ne me paraît pas si évident) ou la « libre-dispo de soi-même » comme outil et unité d’échange, et que surtout elles ne vont pas au-delà pour « ne pas faire peur » (mais encore une fois à qui ?!), elles se maintiennent délibérément dans le cadre qui dans les faits favorise un contrôle général et aussi une limitation des rapports sociaux à ce qu’ils sont déjà. Et si, dans les circonstances du naufrage actuel, les prohi l’emportent dans ce cadre, eh bien ce n’est probablement pas par hasard. Nous nous trouvons exactement, de ce point de vue, dans la même situation que tous les autres acteurs économiques, comme on dit : nous essayons de sauver notre participation à un fonctionnement qui suppose dans les faits de plus en plus nettement notre tri éliminatoire, par plusieurs tenants. Et que ce soit par notre propre dynamique (je me rappelle l’ahurissement de collègues à qui, dans un atelier, je proposais d’examiner les violences internes au milieu autrement que, justement, moralement…) ou celle de la réduction générale de la valeur en cours pour essayer de prolonger l’ordre des choses comme il (ne) va (plus trop bien), traduite elle aussi en termes politiques par nos adversaires. Qu’on brûle des pneus devant une usine en se battant contre les employés d’une autre boîte, ou qu’on défile sur le trottoir à deux cent, c’est désormais la même impasse. C’est nous, surtout, qui privilégions, par pusillanimité, ce qui est désormais une approche morale et plaintive : « mais pourquoi… ». 

 

L’adhésion, je pourrais même dire l’identification de principe de nous-mêmes à l’économie jumelée de la reconnaissance et de l’objectivation-appropriation, de soi-même comme du reste, est commune aux deux positions qui s’affrontent. Et encore plus la réticence à les remettre en question. L’idée d’un désinvestissement répugne à tout le monde. C’est d’ailleurs ce qui donne à contrario tant de valeur à l’économie sexuelle, qui doit de ce fait être soumise à une espèce de régime de fusionnalité, qui d’une part cache qu’elle est une économie, et par ailleurs la survalorise. Mais défendre sa naturalité dans l’échange « commun » ne remet pas non plus en cause cette valorisation – elle l’assure autrement. Évidemment, le point de vue syndical ne lui demande en fait pas autre chose – derrière les arguments libertaires – que d’assurer justement un peu de redistribution de valeur. En quoi, et précisément du fait que personne ne se propose, ni d’ailleurs n’a les moyens qui ne pourraient être que collectifs et révolutionnaires, de sortir de cette situation de nécessité, ça se tient. Mais ça ne se tient que dans la mesure où on croit que « toutes approches égales par ailleurs », ça marche. Or ça commence aussi à ne marcher plus trop, ou dans des conditions qui, comme c’est le cas de toute l’économie, nous esquintent et dévorent par ailleurs. Et là, précisément, je prétends que le point de vue syndical et associatif d’amélioration du présent a déjà été rattrapé par les conditions générales qui résultent de ce qu’un vieux barbu appelait la chute tendancielle du taux de valorisation… et de toute la société structurée dessus ! Je veux dire, en réalité et d’expé, si on veut prendre un exemple tout à fait terre à terre auquel je me heurte moi-même, prohibition ou échange libéral, la plupart d’entre nous, les moins valorisées, de par le libre jeu qui d’ailleurs se fiche en grande partie des lois, sont confrontées au pouvoir de la clientèle, c'est-à-dire de la valorisation à travers les personnes, qui nous contraint à sucer et à baiser sans capote, parmi bien d’autres choses que l’échange équivalent ne nous permettra jamais de choisir. Á commencer par les plus moches et les moins chères, dont je me flatte d’être et donc de connaître un peu la condition. Je veux dire, nous y sommes conduites aussi sûrement par ce à quoi nous adhérons jusques nous y identifier – la valeur – que par la répression prohibitionniste. Et de manière générale, l’économie, planétairement comme localement, est mauvaise pour la santé, si on veut s’en tenir à ce critère lui-même transformé depuis quelques années en outil de valorisation. Comme la socialisation, la sexualité, la famille et autres formes injonctées, défendues par les unes ou par les autres. Des lois pro capotes seraient d’aussi peu d’effet positif que le sont les lois prohibitionnistes : elles déplacent juste le fonctionnement économique et sexué depuis l’institué vers un relatif informel. Les lois ne modifient pas les rapports sociaux dominants ; elles y sont liées fondamentalement ; soit elles les entérinent, soit elles les répriment sans grand succès. Un rapport social ne se change que dans le bouleversement de la société.

 

La raison sociale, l’objectif, payant ou « gratuit » (c'est-à-dire payant en une autre monnaie) reste le même : ici il prend la forme de l’épiderme, de la muqueuse – de la signification de leur mise en scène en termes de valorisation. Si nous voulions que quelque chose change à ce sujet, c’est là qu’il faudrait porter l’examen et le fer. Mais nous ne voulons pas que ça change, du fait que la condition même du circuit dans lequel nous trouvons pitance est là dedans. Il faut nous défaire de l’idée simpliste que vouloir c’est pouvoir, en l'état et sans changer de base sociale, et que nous pouvons donc avec suffisamment de bonnes intentions et de vigilance remédier aux contradictions qui se télescopent en nous et sur nous. Les conséquences en resteront d’autant plus et plus longtemps les mêmes que nous nous bornerons à chouigner que « ça marche pas » - et accessoirement que ce n’est que la faute aux méchantes qui nous entravent, qui entravent le meilleur monde possible de l’échange à valeur ; et aussi à croire que les droits sauveront notre peau. On peut pourtant voir déjà largement combien le droit, soumis par logique au rapport d’appropriation, sauve de peaux de par le monde.

 

Une autre personne pose la question qui revient : y a-t-il une ou des communautés ? Et si on considère la thèse selon laquelle oui, il y a une communauté, à peu près générale désormais : celle d’une nécessité que nous avons fait nôtre, qui nous lamine et que nous nous battons cependant pour intégrer ? Cette nécessité n’a rien d’humain, est totalement transcendantale si on peut dire, et implique évaluation, concurrence, ta place (ta propriété) n’est pas la mienne dégage – et conséquemment élimination, même avec toutes les bonnes intentions antidiscriminatoires du monde, parce que la discrimination dernière n’est pas pensée, ressentie, vécue comme telle, mais comme « la réalité ». Réalité exclusive et punitive.

Par ailleurs, je crois qu’aucune autre identification collective n’est en mesure de s’opposer à ce broyage, parce qu’elles sont aussi déterminées sur des devoir-être et des transcendances. Que ce soit, là encore, le républicanisme le plus outré ou les spécifismes les plus scrupuleux. La forme même adoptée, mise en concurrence avec l’abstraction réelle la plus puissante, est toujours perdante et avalée, après avoir servi évidemment au renforcement de la domination. Il n’y a vraisemblablement aucune voie de sortie ou de secours vers l’arrière, le déjà fait, qui nous a amenées où nous en sommes.

M’énerve aussi le tonitruant silence militant actuel sur la violence sociale normative, misogyne, raciale, propriétaire qui gagne partout, réduite dans les slogans à la violence d’état, non moins effective, qui en est pour une notable part la conséquence et la justification, notamment en démocratie. L’état, comme la plus grande partie de l’organisation sociale (droit, justice…) fonde amplement l’acceptation, pour ne pas dire pis, de sa violence, sur le jeu des haines ordinaires, ainsi que sur la peur réciproque encouragée. Hobbeslande. Les institutions, essayant de maintenir leur semblant de légitimité, courent au devant de la demande sociale majoritaire, et cette demande, dans la résignation générale qui ne date pas d’hier à la pauvreté et au flicage, est in fine une demande de haine et de violence. Il faut cesser d’innocenter nos contemporains, ce sont souvent eux qui nous persécutent, nous dénoncent, nous tuent, réclament contrôle et répression. La volonté générale n’est malheureusement pas un vain mot. Elle n’a rien de folichon. On peut longtemps causer d’aliénation – un terme aussi complexe que ce qu’il recouvre – mais il n’y a rien dedans qui ne soit, précisément, autonome, et ne reproduise par tous moyens ses propres lois et contraintes. Je ne crois pas qu’on pourrait s’en prendre à cet état de choses sans en finir avec la puissance des rapports de force socialisés et des injonctions qui les structurent.

 

Pour tout dire, je ne crois pas que ça nous mènera à grand’chose de tenter d’opposer vertueusement notre autolimitation (économique, sanitaire…) aux surcroîts de violence sociale qui nous tombent dessus, parmi lesquels la haine de plus en plus nue et nette des prohibitionnistes pour nous – et pas tant pour un système patriarcal dont elles protègent le principal, qui consiste précisément dans la naturalité pseudo-gratuite de l’hétéronorme. Nous sommes, comme tant d’autres, depuis longtemps sur une défensive pas toujours très claire – parce que nous défendons aussi notre participation au même ordre des choses, dont nous essayons de tirer quelque profit et ce que cette société nous permet et suggère d’autonomie : valoir quelque chose et pouvoir l’échanger (là encore, je souligne, aucune critique de ce principe du côté prohi, où il n’y a plus d’opposition antiéconomiste de fond depuis longtemps – à supposer qu’il y en ait jamais eu). Mais une position défensiste, dans la situation actuelle et vu sa logique interne contradictoire (avec mais contre, ou l’inverse), a de plus en plus de chances de nous faire nous conduire par la main vers une éradication certes bien différente de celle que promeuvent les prohi – toutes en atelier et en travail honnête, mentalité de dix-septième siècle et de grand enfermement – mais non moins probable. Quel que soit le jugement politique que l’on porte dessus, je crois qu’escompter sur un développement gagnant-gagnant de tous les systèmes d’échange qui structurent totalitairement le présent trouvera déception :ils sont déjà tous en train de se rétracter. Le libéralisme libertaire arrive trop tard, de ce point de vue. Et un avenir transitoire est plutôt à nos ennemies – à ceci près qu’elles seront, pour la plupart, parmi les cibles suivantes de la politique qu’elles pensent imposer – et qui s’impose en fait depuis un moment sans elles pour cimenter ce qui reste du social marchand en déroute : le retour aux fondamentaux.

 

Si nous ne voulions pas y finir, il serait peut-être plus que temps de commencer à penser une sortie avec nos moyens, continuer à subsister à notre habitude, mais cesser de l’idéaliser comme une quelconque voie d’émancipation (depuis quand travail et cul sont-ils émancipatoires ? croyance républicaine, précisément, elle-même entée sur le religieux le plus antique), et imaginer négativement des transformations qui ne tiennent plus à de pathétiques aménagements de l’inaménageable, le nez dans le guidon, toujours déçues par les résultats. Nous sommes des ambulances ; et on tire sur les ambulances. Pas vraiment d’idée de par où nous pourrions partir d’où nous en sommes – mais cela ne justifie en rien la croyance qu’on arrivera à quelque chose de vivable si on y reste ! D’expé c’est plutôt compromis. La confusion des remèdes et autres solutions n’arrange rien : de ne pas voir ne nous sauvera pas. Je suis de celles qui en ont marre qu’on célèbre des tactiques de survie dont nous savons très bien que nous ne les contrôlons guère, et que leurs possibilités se rétrécissent de jour en jour, comme si c’étaient des stratégies d’émancipation, de maîtrise et de changement des choses ! Nous savons d’expé que nous sommes en cela à peu près autant de mauvaise foi que nos ennemies avec leur faconde prétendument antimarchande, qui ne mène elle aussi qu’à maintenir les rapports sociaux en l’état en songeant in petto « pourvu que ça dure ». Dans les faits, les deux options se terminent dans la même impasse d’appauvrissement, de concurrence et de dépossession.

 

Les prohi, on les emmerde, c’est une chose acquise ; mais veillons à ne pas nous emmouscailler nous-mêmes, par pusillanimité et croyance que l’histoire actuelle, matérielle, va dans notre sens, en tous cas ce que nous imaginons encore trop souvent comme notre sens. La croyance n’amadoue jamais les logiques sociales. Et on a eu encore ces dernières années l’occasion de voir ce que promettent par exemple les révolutions strictement politiques : changement houleux de décor, curés, fliques, militaires, vieux chevaux de retour, ordre économique, pénurie mafieuse. C’est le visage pour déjà pauvres de la réaction mondiale ; le visage pour encore un peu riches, nous l’avons, républicains répressifs, négociations salariales et sociétales, progrès gratuits et excluants. Á logiques sociales, guerres sociales. Une condition en est sans doute de ne se plus prendre à la glu des fins, ou de ce qui se présente telles, mais de prendre garde à ce que nous étions habituées à percevoir comme moyens. C’est là ce par quoi nous nous laissons toujours encadrer. Il n’y a pas d’avenir à patauger dans les sables mouvants, autre que se grimper les unes sur les autres pour y crever dans l’ordre imposé, que ce soit par les lois explicites ou les lois implicites. Il nous faut sortir d’ici ! En finir avec la positivation d’un quotidiennisme qui nous est certes imposé par les circonstances, mais que nous nous sommes malencontreusement réappropriées afin de voir les choses plus en rose et d’éviter la réflexion systémique sur l’impasse propre à ce monde et qui nous broie parmi les autres. Mais non seulement je doute que les réformistes libertaires le veuillent, dans les dispositions actuelles je commence même à me demander si elles ne se mettraient pas avec l’état et le secteur social en travers d’une éventuelle et imprévue sortie de piste, lestées de toutes les bonnes raisons qui nous entraînent les unes après les autres, et les unes par les autres, vers le fond depuis des décennies ! Je n’ai pas envie de me laisser aller à justifier ce qui nous (et me, charité bien ordonnée…) tue, que ce soit imposé et géré dans la répression politique, ou consenti et autogéré dans la sélection économique. Aucune des normalisations en concurrence ne me paraît présenter d’issue autre. Et l’affaire ne se joue pas à terme – nous sommes en plein dedans depuis un moment.

 

 


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La Bestiole

  • : transse et bie juskaux yeux ; vivisecte les économies politiques, premier, second marché ; acétone et antivitamine K - Le placard à Plume, la fem-garoue
  • : Un informel méthodique, exigeant, fidèle, pas plaintif, une sophistique non subjectiviste, où je ne me permets ni ne permets tout, où je me réserve de choisir gens et choses, où je privilégie le plaisir de connaître, c est là mon parti pris, rapport aux tristes cradocités qui peuplent le formel cheap, repaire des facilités, lesquelles en fin de compte coûtent bien plus. Je me vante un peu ? J espère bien. Déjà parce qu ainsi je me donne envie de mieux faire. Hé puis ho ! Z avez vu les fleurs et les couronnes que vous vous jetez, même l air faussement humble ? Faut dépercher ; quelqu'orgueil assumé vaut mieux qu une pleine bourse de roublardise attirante. Je danse avec le morcellement et la sape de l'économie, de la valorisation, de la fierté, de l'empouvoirement.
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Mieux vaut un beau champ de bataille qu'un moche terrain de lutte. Banzaï !

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