Je ne suis absolument pas une fan de Weber (Max). Cependant, je suis restée interloquée devant une citation de lui, faite par Taubes (Jacob), et dont je vous livre la fin :
« … l’ascèse a contribué à édifier le puissant cosmos de l’ordre économique moderne, qui […] détermine aujourd’hui, avec une force contraignante irrésistible, le style de vie de tous les individus qui naissent au sein de cette machinerie. Peut-être le déterminera-t’il jusqu’à ce que le dernier quintal de carburant fossile soit consumé ».
Et c’est la fin de la fin qui m’interroge. La thèse, hésitante d’ailleurs, de Weber, serait que la fatalité dans laquelle nous nous sommes enferméEs ne pourrait prendre fin que si nous restions à sec. Je passe d’ailleurs sur l’objet du « à sec », qui peut varier. C’est l’épuisement d’énergie à fricasser qui serait décisif. « L’œil était dans la pompe, et regardait Caïn » - ainsi que le résumait un pastiche paru dans un journal satirique, dans mon enfance, lors du premier choc pétrolier.
Encore une fois, je n’ai aucune opinion sur le réalisme ou pas d’une pareille interprétation. C’est sa logique même qui me tracasse. C’est un apocalyptisme soft, à mi chemin entre une approche où l’on penserait pouvoir reprendre le contrôle de nos vies, et le pessimisme absolu d’un Adorno, où nous serions condamnéEs à la barbarie. Tout dépendrait de l’épuisement d’un de ces moyens de la folie collective, moyens qui d’ailleurs sont depuis longtemps devenus des fins à eux-mêmes. Je regrette de ne pouvoir insérer ici le Pipe-line de Bassorah, poème des années 40 qui était affiché sur un de mes murs lorsque j’avais une maison, que je n’ai plus sous la main, et qui illustre parfaitement cette transformation des moyens en fins.
Nous dépendrions désormais intégralement d’un assèchement éventuel de quelque chose qui a pénétré nos vies jusques à les structurer. Aucune chance donc d’accélérer ni de retarder cette fin, encore moins de prendre des décisions. Et aucune perspective au-delà ; on peut supposer que nous serions « libéréEs », mais libéréEs dans un possible vide et un dénuement totaux. RéduitEs peut-être à presque rien. Non pas seulement en biens, mais peut-être aussi en expérience et en capacité de vie. On ne se pose jamais, lorsqu’on se gargarise de libération, la question cruciale de savoir ce qui va être libéré, en fin de compte. Ni comment. Autant dire que la mort libère (ce qui est d’ailleurs un leitmotiv découragé et décourageant fort commun et depuis fort longtemps).
Ça m’interloque aussi parce que, comme d’hab’, j’ai fait une analogie, dans ma petite caboche en morceaux. Je me suis demandée si on ne pouvait pas, de même manière, inférer que nos idéologies rédemptives, punitives, comptables et quelque peu malveillantes, ne pourront connaître de fin que lorsque leur « carburant », qui est aussi une « explication » (moyen) devenue nécessité indispensable (fin), serait épuisé ; à savoir les coupables et autres méchantEs dominantEs, dont chacunE sait que si « on » s’en débarrassait (« on » reste à coopter, sans cesse ni garantie), nous vivrions dans la cocagne d’un fonctionnement distributif qui se révèlerait sans problèmes, contradictions ni entraves. Tant il est vrai que pour ces approches déjà anciennes, ce sont les humainEs qui posent problème, avec leurs (nos) mauvaises intentions, et non pas les formes qu’ellils réalisent, qu’il importe de perfectionner, et d'épurer de leurs pesanteurs parasites.
En gros, on n’en sortirait que le jour où le, la dernièrE coupable aurait été consomméE. Enfin, « en sortir » est déjà un bien grand mot. Simplement, la machine s’arrêterait par manque définitif de matière. « On » serait sur le cul, étourdiEs de tant de vacarme soudain évaporé.
Problème : la dite matière, c’est nous ; potentiellement touTEs. Vu notre entrain à nous introniser mutuellement en méchantEs abominables à déconstruire, rééduquer ou supprimer, il y a de fortes chances que la machine que nous sommes ne s’arrête que quand il n’y aura plus personne. Ce qui constitue une aporie. Y aurait plus de « on ».
En quelque sorte, et comme le vieux barbu l’avait laissé entendre, nous nous serons dévoréEs, matériellement et moralement, pour réaliser un idéal qui précisément nous rend superfluEs. Et même gênantEs.
Enfin bref, tout ça n’a rien, mais rien, d’enthousiasmant. Je souhaite fermement que la thèse de Weber se révèle fausse. Et que nous soyions en mesure de rompre avec nos mécanismes obsessionnels de productivité et d’épuration du monde.
Murène tectosage