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16 décembre 2021 4 16 /12 /décembre /2021 10:35

 

Comme dit l’autre jour à une collègue, je crois, et de longue expé, beaucoup plus dangereux pour la survie de se confire dans des déceptions découlant de ce que les choses et les rapports sont ce qu’ils sont, et que les abstractions sur lesquelles nous voudrions les aligner non seulement ne les changent pas, mais même les couvrent et les renforcent par déni, que de s’y confronter, pour son compte et dessus, et ne pas les ignorer ou les sous évaluer, ni leur substituer d’autres catégories supposées, bien à tort, plus traitables. Le manque d’intelligence, au sens de participation à,  envers comment ça se passe, l’illusion nous donnent bien plus sûrement en pâture au désespoir que la volonté de ne pas passer à côté, de se tenir dedans aussi droit que possible, sans s’en faire ni en faire accroire. On ne se maintient pas en vie dans une baignoire de pommade. On se laisse aller et se détruit plus par déconfiture d’un schéma irréalisable que par composition exigeante. Et encore une fois jouer pour soi, ou pour qui on aime, pas pour une communauté de concurrence ou une autre, où l’on se broute et dévore.


À force d’intrants de fierté logée dans des identifiants irréalisables, de tentation à des critères inapplicables sans grand dommage, d’opiniâtreté quoi à décrocher la lune, nous figurons parmi les agriculteurs les plus performants de la honte et du désespoir, selon une métaphore usitée autrefois par un mien vieux maître. Quand nous faisons d’un caractère une métamarchandise transcendante, que ce soit positive à poursuivre ou négative à abolir, substituer, ce caractère nous occupe et envahit comme jamais. Nous avons voulu combattre honte et désespoir, nous les avons personnalisés, nous avons feint de les relativiser comme anomalies, hé bien ils ne nous lâchent plus et nous leur avons donné, par une torve obnubilation, une puissance inégalée.

 
Du coup nous attribuons cette puissance illégitimée aux autres, non pas comme personnes mais comme vecteurs, porteurs sains ou malsains. Sans même nous étonner en cela de rejoindre la rhétorique des plus plats réactionnaires. Et nous nous flagellons de ne savoir y échapper, ce qui relève de la même logique. Ils sont mauvais et nous participons de leur mauvaiseté par insuffisance. Ce par quoi nous accentuons une contrition et une aversion de nous, mais médiatée par le concept suspendu. Un véritable augustinisme, dans lequel nous allons demander la grâce à d’autres concepts substituables ; ou bien à l’inverse user des premiers à nous justifier de nos manquements à des niveaux beaucoup plus triviaux et quotidiens. Kantisme ET laisser aller. Parce que de fait les deux levels cohabitent.

 
Évidemment la honte et le désespoir en question sont de l’ordre que qualifiait G. Anders de "prométhéen", d’inversion marchande du rapport du producteur à la créature. Mais alors d’un prométhéen au tout petit pied, qui ne s’aventure nullement à se poser comme producteur ou à inventer, mais se tient en sujet pâtissant de vieilles drouilles qu’il ne saurait tangenter et cherche vainement, selon le schéma pourtant attesté d’échec historique, à réaliser et dépasser. Nous essayons de nous faire abstractions encore plus abstraites et parfaites, nous y échouons, nous nous dézinguons en nous les renvoyant à la gueule, et nous sombrons dans un désarroi victimaire et soupçonneux, y compris envers nous-mêmes. Nous nous explosons et nous scindons en courant après une image d’unité.

 
La question n’est pas virtuelle ! Ce que je vois, c’est une majorité de collègues que la pratique de cette obligation conceptuelle, et le recours pour en panser les dégâts à un mix de thérapeutiques, psychologiques ou autres, et d’attitude de demande de soin et de sollicitude par droit et statut, hé bien ont tout l’air de faire aller plus mal, de ce que ça ne marche pas trop. Il n’y en a jamais assez, d’autant que ce n’est peut-être pas tant cela qui manque. Est ce plutôt que la provende en question ne fait que creuser le vide et l’insatisfaction, parce que la contrition et le care ne témoignent pas de considération particulière ; qu’on perçoit vite, quel qu’en soit le discours, que l’on n’y est personne et que l’on n y a affaire à personne ? Bref à rien de ce qui véhicule cette foutue valorisation dont, quoi que nous en pensions systémiquement, nous ne saurions non plus nous passer que de bouffe, et même moins si c’est possible ! Nous n’échapperons pas à l’image ni à une certaine représentation. Nous sommes constitués et ordonnés ainsi. Soit. Mais alors au moins donnons en nous de la comestible ! Encore une fois j’ai une étrange vision de dinette géante dans nos milieux axés en principe sur la relation, où les aliments sont fréquemment factices et quelquefois carrément cauchemardesques dans leur facticité. Ce n’est pas qu’il en manque forcément d’assimilables, mais la méfiance à leur égard a atteint un degré étonnant. De ce fait on les échange, il arrive même qu’on se donne la becquée, mais quasi clandestinement et avec un sentiment de culpabilité qui va jusques à la répulsion. Or, je continue à tenir, d’expé, que ce qui nous fait du bien c’est de la considération personnelle, non méritée, forcément hasardeuse, non dénuée d’exigence, étayée par de la continuité non exclusive, non plus d’ailleurs qu’inclusive au sens de principê, alors que care et bienveillance ont bien l’air d’affaiblir, d’égarer et de décevoir. Parce que ce n’est pas nous, personnes, qui en sommes l’enjeu. Au point d’ailleurs que je vois bien des gens disparaître, au sens strict du terme, dans le soin et le souci. On ne les voit plus. Drôle d intouchabilité, si choisie soit elle.


Bref, nous éprouvons honte et désespoir d’avoir comme de ne pas avoir, parce que nous maquillons cet avoir en être. Sentiment d illégitimité et déception dans l’avoir, frustration et sentiment d’injustice dans le ne pas avoir. Et sans doute aussi avoir quoi ? Là aussi est un jeu de bonneteau où on intervertit ce qu’on veut ou a, histoire de tenter de le rendre plus acceptable à nos angoisses. On met le plaisir avant la valorisation, mais souvent de ce fait on a peu de plaisir puisqu’il ne doit pas entrer en conflit avec la propriété de soi (elle-même indispensable à l’accumulation de valeur). On se trouve ainsi dans le dilemme économique qui veut que la recherche de profit dans le cadre de l’attribution propriétaire mène à d’étranges pénuries d’échange. Surtout quand elle n’est que partiellement perçue comme telle. Le ce doit être à moi / c’est moi nous fout dans la demer encore plus.


Ce faisant, nous avons tellement appuyé sur l’être, la reconnaissance, le statut, bref la représentation, que l’avoir d’une part ne saurait nous contenter comme tel (et on en voit maints qui ont de quoi se contenter qui se désespèrent), que d’autre part nous conditionnons l’échange de cet avoir à la luxuriance souhaitée des abstractions réelles de l’être. En somme, nous tendons à faire de nos déplaisirs des malheurs, de nos malheurs des malédictions ou des ostracismes ; il ne s’agirait pas pourtant de les relativiser au sens d’atténuer, mais d’en prendre au contraire la mesure, sans la transférer à des instances indifférentes et impersonnelles. Car ainsi ils nous touchent, mais nous ne les touchons pas.


C’est un monde ! Il nous advient, déboule déjà tellement d’occasions de nous voir hontifiés par autrui, sur des enjeux très précis, tangibles, nous nous retirons si souvent ainsi avec notre "courte honte"... Mais ça ne suffit pas, il faut encore que nous nous dressions nous-mêmes des échafauds pour nous présenter avec défaveur à notre propre museau, sur exploit d’une justice impérative, impersonnelle. Impression que de ne pouvoir y échapper nous incite à faire ce qui est en notre possession pour nous ensevelir, comme pour nous cacher dessous. Ce qui est une tâche impossible, puisque la honte expose sans remède.


Sans doute aussi la honte sourde nous vient de ne pas oser nous aventurer à vouloir, sans justifications ni mérite à priori. Singulière situation où nous avons substitué ce que nous nommons désir, notion qui me semble de plus en plus floue, à la volonté comme mouvement hors d’un soi vigilant, souverain et replié, un don à autrui. Nous avons honte de notre peur, mais ne nous autorisons pas et passons cette peur sur un autre compte, celui d’empiéter par volonté. Se donner n’est pas devenir ce que l’autre veut, encore moins ce qu’il désire. Si c’est le cas et que ce n’est pas un fantôme statutaire que ça vise, tant mieux. Mais ce n’est pas la première condition. Et cela n’implique nullement qu’il doive y avoir retour.


Nous nous infligeons ainsi un surcroît de souffrance et de désespérance. Comme s’il n’y en avait pas déjà bien beaucoup ! Nous rendons celle-ci insusceptible d’atteinte. Peut-être aussi hélas prenons nous ce parti afin de nous venger de ces instances qui nous échappent et que nous voyons manifestées dans autrui par le propre mal que nous extériorisons, et par lequel nous tablons que nous allons faire pression, émouvoir, mode passion du christ. Mais cela rencontre d’expé peu de compassion, et inopérante. Ce qui exacerbe encore plus l’affliction. Nous entrons alors dans un cercle de mortifications, lequel, par une certaine parole que nous nous sommes donnée, qui est aussi un mot d’ordre, peut n avoir quelquefois d’autre fin que nous-mêmes. Et dans presque tous les cas concourt à notre dégât.

 
Bref, l’affaire n’est pas de ne pas ressentir vivement la tristesse, les blessures ou le mépris. Au contraire. C’est de les ressentir pour ce qu’elles nous affectent et nous visent, nous, et pas une représentation, un personnage qui devrait être, un statut qui serait à remplir. Comme je l’ai déjà dit je suis zéro stoïcienne, et je n’ai aucun goût pour la morgue qui prétend se tenir au-dessus de ça. On n échange pas avec raison une inhumanité pour une autre, peut-être moins tordue mais vraiment pas sympathique.


Prenons le cas de figure du call out, dans nos milieux ou ailleurs. Ce qui d’emblée me saute au pif, c’est que si y sont dénoncées des personnes comme propriétaires juridiques responsables et anomalies délictuelles, ce ne sont pas tellement en tant que gentes qu’elles sont mises en exergue, mais comme manifestation et incarnation passive d’un mal abstrait et placé à la fois en nous et hors de nous. D’ailleurs nous ne nous en prenons pas direct à elles mais nous en appelons aux autres regroupées en instances. La colère de principe et la rage de justice se substituent à la rancune et dévient le ressenti comme le fait de blessure particulière, même si catégorisable et répétible. Cela devient une fonction qui empiète sur une autre, marche sur ses cors aux pieds. La méchanceté même, la volonté de faire mal, est dissoute dans une supposition d’ignorance et de prédétermination. Plus personne n’a vraiment affaire à personne. Pour ma part je préfère prêter une action et une intention particulières aux gentes qui me blessent ou me maltraitent. Même leur dédain dans la chose me laisse plus de présences, mienne et leur, qu’une phobie ou une méquelquechose. Je me sens moins seule 😄.


Je préfère prendre le risque donc de souffrir sans appel les avanies, infortunes et tours de cochon, que d’en faire des injustices juridiques ou des insuffisances psychologiques. Ce n’est pas sans danger mais rien n’est sans danger, et quand je vois le marasme où vivent bien des collègues qui recourent à ces instances muettes qu’il faut du coup en plus faire causer, ben ça me semble bien aussi jouable. Je ne m’interdis aussi pas d’en vouloir à tel ou tel, oh ça non. Je trouve très pertinent de s en vouloir. Et comme disait l’autre il faut avoir l’esprit de haïr ses ennemis. Mais je les déteste pour ce qu’ils font, pas pour des catégories qu ils incarneraient passivement à l’encontre de miennes.


À l’inverse quand il arrive quelque chose de bien, une disposition de transfert empêche en partie d en ressentir de la joie, du fait que si nous le pensions dû, ou que nous l’avions cadré à l’avance, il va souvent manquer quelque chose, ou bien y en avoir de trop, et très certainement autre chose que l’attendu. Ce qui fait que les surprises nous effraient, que nous reculons, biaisons, et que quand l’occasion s’est refermée hé bien nous sommes cocus par nous-mêmes. Je connais bien. On ne peut sans doute jamais s’y livrer totalement, mais on pourrait mieux faire. Ce n’est pas là de la psycho ! C’est au mieux de la méthode.


Laisser un tantinet tomber les instances, que ce soient celles du care, de la justice, de la légitimité, si ça peut insécuriser, est probablement meilleur pour la survie. Les dégoûts n’en sont point supprimés, oh là non, ni même atténués, mais il ne portent pas sur des formes tellement larges que leur probable manquement nous désespère d’une manière bien différente que le climax qu’est en la matière par exemple le dédain d’un être aimé. Dans le second cas, si l’humiliation existe, la douleur y a part ; dans le premier l’indignation nous ronge, et nous ne savons pas par où l’attraper. Elle est partout et nulle part. Elle n’a pas de visage. Nous avons beau lui en prêter, ce sont des fonctions. Celles-ci existent bien, mais sont d’un piètre recours en ce cas de figure. La méthode ne se limite pas à l’analyse, ou plutôt elle doit guider l’analyse, mieux que l’inverse. Nous ne pouvons nous passer d’à priori, mais ce sont alors plus des a priori de méthode que de données et de catéchismes.

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  • : transse et bie juskaux yeux ; vivisecte les économies politiques, premier, second marché ; acétone et antivitamine K - Le placard à Plume, la fem-garoue
  • : Un informel méthodique, exigeant, fidèle, pas plaintif, une sophistique non subjectiviste, où je ne me permets ni ne permets tout, où je me réserve de choisir gens et choses, où je privilégie le plaisir de connaître, c est là mon parti pris, rapport aux tristes cradocités qui peuplent le formel cheap, repaire des facilités, lesquelles en fin de compte coûtent bien plus. Je me vante un peu ? J espère bien. Déjà parce qu ainsi je me donne envie de mieux faire. Hé puis ho ! Z avez vu les fleurs et les couronnes que vous vous jetez, même l air faussement humble ? Faut dépercher ; quelqu'orgueil assumé vaut mieux qu une pleine bourse de roublardise attirante. Je danse avec le morcellement et la sape de l'économie, de la valorisation, de la fierté, de l'empouvoirement.
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