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Encore une tentative ratée de développement d’un aspect de comment nous vivons (ou pas) ici et maintenant, question qui me paraît très largement négligée par le petit monde associatif transse, lequel semble limiter l’approche de nos vies, et de notre existence sociale en tant que groupe – et groupe stigmat’, aux secteurs strictement médical et juridique. C’est finalement peut-être une conséquence quasi mécanique de ce qu’est l’approche associative, ouvertement limitée à une « vie publique », politique quoi, à la Arendt, qui renvoie dans le privé tout le reste, à commencer par la survie matérielle, financière, ce dans un bain de violences transmisogynes, en grande partie niées comme telles. Bref, la séparation habituelle de ce monde d’économie politique, républicain si on veut – définition pourtant souvent honnie des camarades - dont le fondement est l’inégalité matérielle et l’isolement individuel, « tempérés » par la participation et la représentation politiques. Sauf que la température, quand on est transse, elle est chaude et plus que. Et que je pense qu’il faudrait remettre en question activement et cette approche associative inégalitaire et isolante, et les instrumentalisations dont nous faisons l’objet alors que nous n’arrivons déjà pas à vivre correctement pour une énorme majorité d’entre nous – qui correspond sans doute à celle, j’y reviendrais, qui a rien ou peu à voir avec associativlande transse.

Il y faudrait soit un bouquin, je crois, soit une capacité de synthèse et de laconisme qui me dépassent toutes deux. Il y faudrait surtout s’y mettre à beaucoup. C’est pourquoi cette ébauche maladroite et répétitive est une espèce  d’appel, ou de consultation.

 

 

 

A posteriori

 

 

 

pour des collectivisations de nanas transses, égalitaristes, horizontales

et inconditionnelles, non associatives, non affinitaires

 

 

 

 

Ce texte se voulait au départ une lettre que j’entendais écrire à une collègue qui est comme moi autrefois entrée dans la baignoire associative mais qui n’en est pas (encore) sortie. Sauf qu’en l’écrivant, je me suis rappelée à quel point c’est assez inutile de vouloir faire de la « transmission » ou de la remise en cause consécutive à des convaincues, dont j’ai fort et trop longtemps été moi-même. La pire manière d’être convaincue est d’avoir listé depuis longtemps toutes les impasses, tous les défauts, tous les désastres d’un fonctionnement ou d’une idéologie, mais de se dire que bof, d’abord y a rien d’autre et ensuite quelque il y a tout de même à y prendre ou vivre quand on y est suffisamment bien placée – en somme, de refuser, au nom d’un pseudo-pragmatisme qui pourtant ne sert plus à rien de tangible qu’à « continuer », même quand la chaîne logique est complète depuis longtemps, de tirer conséquence de que c’est le principe même de ce fonctionnement ou de cette idéologie qui est pourri, entraîne et provoque les « dysfonctionnements ». Comme je voulais le dire dans un texte en stand by depuis des années : pas « pathologique », idéologique ! Au reste, nous sommes toutes, majoritaires, minoritaires, normées, pas normées, des idéologies sur pattes, qui sont là pour essayer de coller aux exigences des rapports sociaux. Il ne s’agit donc en rien d’incriminer ici l’idéologie en tant que telle, d’autant que ce discours d’un supposé « réel » non idéologique est celui des réacs. Il s’agit au contraire de l’assumer pleinement, et que l’impasse que nous faisons sur sa reconnaissance en tant que telle ne nous fasse pas trébucher, au moment même où il faut de plus en plus savoir courir, notamment quand on se trouve être transse.

 

Donc j’ai renoncé à la lui envoyer. Et je me suis dite que par cela je renonçais finalement à cette initiative, ce pseudopode lancé envers le monde militant trans’ dans sa conformation et composition actuelles, que je sais bien ce qu’il est, que je vois et où il reste, et où sans doute il va, et que précisément l’objet de ma lettre était de ne plus y rester et encore moins y aller. Et, je vous jure qu’à cinquante berges ça fait drôle, j’en ai conclu, lié aussi à cette évolution de la population transse que je décris, que ce texte, même pas du tout accessible ni très lisible, il faut le dire, parce que je ne prends personne pour imbécile ou bébé et qu'au fond c'est moi qui cause, était en fait adressée à l’immense majorité de transses qui ne sont pas militantes. Bref à ce qu’on appelle une majorité muette et qui essaie de passer autant que possible. Qui voudrait bien mais voit nettement que fréquemment ça ne peut point, et qui n’a pas le dévouement réclamé par les politiques de tout acabit qui aimeraient nous instrumentaliser un peu dans leur lutte pour le pouvoir, avant, invariablement, de nous jeter à la poubelle et même pire (je crois que vu comment tournent les choses, vues les idéologies, là encore, qui s’invitent de plus en plus dans la bagarre, la simple poubelle sociale va nous paraître assez vite un havre de paix et même de joie, parce qu’au moins on y sera vivantes).

 

Je parle à un féminin qui n’est pas neutre, dont la place en ce monde définit la condition et le devenir des nanas transses. Exclusivement. Parce que le rapport social de sexe le pose en altérité pourrie, inférieure et folklorique du référent masculin invisible. Et parce que ce rapport, corsé de l’illégitimité double, fait de nous doublement les mal sexées, effectives, visibles pour une grande partie, et qui le serons d’autant plus que ce rapport se refermera et s’extrémisera. Les nanas transses n’ont pas, et de loin, le devenir des mecs trans. Être socialement un mec trans’ c’est passer, être socialement une nana transse c’est ne pas, ou mal, passer, toujours sur le qui vive. La quasi-totalité des agressions et meurtres de personnes trans’ le sont de nanas. Je veux dire, il suffit d’aller dans la rue pour voir que nous ne sommes pas dans la même position du tout. Un article québecois (je sais, une hirondelle ne fait pas..) souligne que la condition matérielle et professionnelle des hommes trans’ est généralement meilleure que celle des femmes transses (1). Le plus drôle, comme les nanas ont toujours tort, les cisses anti-transses ont, elles, souligné le bagage financier hérité de leur appartenance à la classe des hommes de certaines transses – lesquelles sont loin d’être la plupart. La question se pose même de savoir ce qu’il y a réellement en commun de trans’, à part le fait de participer du même monde généralement sexué, et de transitionner ; il n’y a pas plus (ni moins évidemment) de continuum trans’ que de continuum humain dans le cadre du rapports social de sexe. En d’autres termes, la transsité ne change pas grand’chose actuellement à ce rapport, et ne le dépasse en rien. Elle en est pourtant un nouvel aspect, mais qui a actuellement plus tendance à le reproduire qu’à le changer ou à l’abolir. C’est là toute une affaire que nous évitons de piocher, mais il le faudra bien.

Il y a effectivement une situation fort complexe dans le rapport social de sexe lorsqu’on prend en compte le passage d’un statut à un autre. Il n’y a de manière générale pas plus de continuité, d’indifférence, d’égalité trans’, que cis’. Par ailleurs, je pense que, dans le cadre même du rapport de sexe qui nous enserre et nous constitue à la fois, les enjeux et les contenus ne sont pas les mêmes dans un sens et dans l'autre. Il y a enfin ce qui reste en nous des habiti cumulés.  Le rapport social de sexe, avec ses éléments et ses implications, même s’il est beaucoup plus complexe en ce qui concerne les personnes trans’, ne régit pas moins nos situations que celles des cis’. Il n’y a pas non plus dans les faits d’égalité et de sororité inclusives des nanas transses ; ce qui nous rassemble n’est que négatif, une illégitimité fondamentale et une haine colossale envers nous. Notre visibilité y joue un rôle important. Rien que pour ça, il n’y a pas non plus, et encore moins, de continuum avec les mecs trans. Là où les uns passent, les autres trépassent. C’est pour ça que je ne parlerai ici que de nous, les nanas transses, sans entrer plus avant dans l’énorme problématique sociale qui est je dirais à l’origine de nos situations propres.

 

*

 

Pour ma part, je pense que la forme associative, notamment en ce qui concerne les minorités stigmat’s, a depuis longtemps montré ses limites, fort étroites, et qui à mon sens se rétrécissent à mesure que les choses se dégradent, socialement et économiquement. Ne serait-ce que parce qu’une d’une part l’association est structurellement une petite démocratie représentative, avec pouvoir, hiérarchie, etc. ; mais surtout parce que la personne sociale qui y correspond, je vais le dire crûment, n’est précisément pas la transse de demain dans le radieux avenir qui s’installe. L’association, c’est un biotope pour citoyenne, propriétaire de choses, de capital, de force de travail négociable, d’elle-même, concurrente des autres, isolée socialement (le couple et la famille font je pense partie de cet isolement). L’association, ça va pour un état de fait où tout le monde est riche, et où il n’y a pas trop de violences sociales, pour parler là encore un peu lourdement. C’était peut-être un bel idéal, finalement celui des penseurs de l’économie politique début dix neuvième. La question n’est pas de savoir si c’était bien ou mal, la question est de constater que nous sommes dans le naufrage de ce fonctionnement social, agrémenté, au lieu de l’échappée rêvée par les révolutionnaires d’hier qui pensaient que cette ruine serait émancipatrice, par des brutalisations et régressions de toutes parts. Et dans ce chaudron, donc, un nouveau groupe social, nouzautes, de plus en plus nombreuses, majoritairement jeunes, de plus en plus pauvres, de plus en plus menacées. Notre composition sociale a totalement évolué depuis une dizaine d’années, et je rage d’ailleurs de voir que ce n’est pas pris en compte, y compris par notre milieu, sans parler des media, des socios…

 

Je le dis franchement, je ne sais pas où ça va aller mais je suis persuadée que l’associatif, dans ce cadre, c’est doublement mort. C’est mort parce que ça ne pouvait tourner que sur une démocratie marchande prospère, avec plein de citoyennes-actionnaires ayant leur vie assurée. Ce qui eut été peut-être pas mal, encore une fois, mais c’est foiré. C’est mort parce que ce cadre en pleine déglingue ne peut pas nous protéger, je veux dire nos vies immédiates et nos peaux, de la situation dégradée en général et de la transmisogynie montante.

 

Pour ma part, je me dis qu’il nous faut nous organiser, sur la base de ce que nous sommes socialement, en cessant de rêver à une inclusion qui a partout, déjà, toujours été un échec et un mensonge – quand elle était promise et par qui qu’elle l’ait été, en nous reconnaissant nous-mêmes sur « qui est traitée comme transse dans cette société », sans autre conditionnalité, sans quoi nous allons nous bouffer pour le compte d’autres intérêts comme dans toutes les minorités. Et nous organiser possiblement en collectifs de vie (comme bien de nos collègues en d’autres pays). Je sais que ce n’est pas du tout sexy à envisager pour la plupart d’entre nous qui voudraient bien des vies indépendantes, normales, etc etc. ; l’intégration au rêve social qui déjà s’éteint. Il y a quinze ans j’y croyais aussi, je voyais les choses tourner tout autrement (même si j’ai toujours été assez pour les vies collectives, mais ça avant même de transitionner). Je n’y crois plus guère et je crains que nos peaux soient un de ces quatre en jeu, à grande échelle, en tous cas à l’échelle de notre existence sociale.

 

Quand je dis nous organiser, je le vois très local, et aussi horizontal que possible – même si je ne me fais aucune illusion sur l’absence de rapports de pouvoir ou d’hégémonie dans l’horizontalité. On en fait en ce moment l’expérience dans bien des mouvements. La question n’est pas là. Si je dis que les assoces ne me semblent plus à même de nous aider à vivre, ce n’est encore une fois pas tant à cause des jeux de pouvoir qu’elles autorisent, que parce qu’elles ne couvrent nullement les nécessités de la vie dans des conditions sociales dégradées. Au mieux on se retrouve avec des emmaüs. Merci bien. J’espère quand même que nous pouvons nous organiser mieux qu’une charité ! Il faut voir aussi que les moyens publics, c’est fini – et les assoces qui avaient une action autre que la simple convivialité, très limitée là encore à un type de société, ne pouvaient tourner qu’avec. Le collectif, c’est aussi le moyen de vivre sur une base plus pauvre, en même temps que de se protéger un peu mieux (totalement on ne peut évidemment pas). Et envisager alors d’autres modes de communication entre collectifs que les « inter » qui se portent aussi mal que les orgas qu’elles fédèrent.

 

L’associatif est entièrement structuré par le politique ; et le politique n’est que le nom emphatique de l’économie, de l’entrextermination pour l’appropriation, et des listes d’illlégitimes que dressent les unes et les autres pour ordonner celle-ci. La politique est par principe l’opposée d’une approche sociale. La politique, c’est la prétention que les rapports sociaux sont produits exclusifs des volontés subjectives de celles qui tiennent les institutions, et qu’il suffit de se réapproprier celles-ci, et donc le rapport social en l’état, pour « changer » (l’ordre de la distri du même). La bonne blague, on en voit les résultats depuis un siècle de révolutions. Les approches politiques, telles que fortement revalorisées ces derniers temps par les diverses parties en concurrence pour le pouvoir, sont une négation systématique de la question et de la critique sociale, et de son sous-entendu : vivre. Au contraire, la politique, c’est le sacrifice, la culpabilité, le devoir et toutes ces infâmes saletés. Les communautés agitées en guignols par la politique sont transcendantes, impersonnelles, assoiffées de sang et de territoires. Elles sont à l’exact opposé des collectivités possibles, elles-mêmes basées sur les rapports sociaux.

Politique et associatif, au moment où l’idée libérale de la propriété de tout pour toutes se fracasse, ce ne peut plus être que les grilles de tri de l’élimination. Par ailleurs, l’associatif est inextricablement lié à une approche parcellaire et si j’ose dire découpante des personnes, des vies sociales. On se retrouve, comme un projet économique, tranché en objectifs. Réduites à des « parcours » médicaux et juridiques, en dehors desquelles on est sans doute supposées être des « citoyennes », et pas des transses. Or, qu’on le veuille ou non, on l’est et on le reste, de manière souvent assez perceptible. Une approche de nous-mêmes, par nous-mêmes, comme manifestation et groupe social, de sexe ou autre, ne peut par définition pas tenir dans un tel cadre.

L’autre aspect structurel de l’associatif touche la notion de représentation. Sujet énorme, parce qu’il détermine tout un monde social. Je n’entrerai pas ici dans le vif de la question en général, qui est trop touffue  Mais en ce qui nous concerne, précisément, cela ramène déjà à ce que je signale plus haut : celles qui entendent représenter la majorité transse actuelle ont en partie perdu le contact, et situent leur action sur un formel fort souhaitable, mais dont dans les faits la plupart d’entre nous n’avons pas les moyens, ni matériels, ni au regard de ce que sont les rapports sociaux, et la haine consensuelle qui prévaut envers nous chez les concurrents majoritaires à la légitimité et à la normalité. D’autre part, la représentation est liée dans le faits à des droits dont une partie notable de l’exercice se fait a posteriori. Ce qui, quand on est particulièrement vulnérable, fait une belle jambe. Quand on nous tue, et que rien n’est fait pour qu’on ne nous tue pas, c’est vraiment un grand avantage que grâce à une loi le crime soit reconnu avec circonstances aggravantes. Et si on nous tue en masse, que peut-être un jour une quelconque cour en fasse un nouvel objet historique. Bien d’autres minorités, y compris très nombreuses (les femmes…) ont déjà fait la triste expérience que la loi ne modifiait les rapports sociaux au mieux qu’à la marge, et des fois pas du tout. Mieux vaut crier et s’organiser avant d’avoir mal. Et c’est précisément ce que le fonctionnement représentatif ne permet pas. Il ne l’interdit pas non plus formellement, mais en focalisant notre activisme, de fait, il nous en empêche.

 

L’approche associative, civile, « politique et solidaire », voire solidaire politiquement (et seulement politiquement), donne en elle-même sa propre limite. Elle n’est valide qu’entre personnes politiques et porteuses effectives de droits. C'est-à-dire entre personnes qui ont déjà, par ailleurs, une vie sociale et des moyens matériels. Puisque le domaine politique existe précisément afin de séparer en chaque personne sa « dimension » matérielle réelle dans la société de sa dimension symbolique représentée. D’où, ce que j’écrivais déjà il y a deux ans, le résultat que le monde associatif et sa solidarité, exception faite de ses annexes charitables, ne « fonctionne » que par et pour les gentes qui ont des moyens sociaux et financiers, bref les « vraies » personnes de l’économie politique. D’où aussi l’échec systématique de la « solidarité » entre personnes sans valeur dans celle-ci. La solidarité et la politique ne peuvent se baser que sur cette valeur pour exister. Il nous faut donc revoir la question. Et je pense d’une part remettre en cause les formes sacrées de cette « solidarité » qui s’arrête opportunément avant les propriétés et possession de chacune ; d’autre part remettre aussi en question les structures mêmes, supposées « évidentes », de ces formes sociales. Pourquoi la solidarité, supposée entre « personnes indépendantes », exclut de fait la collectivisation et l’égalité de principe. Mais aussi des questions plus complexes sur la positivation effrénée des « sujets » que nous constituons, qui par eux-mêmes « dépasseraient » les sordides questions matérielles et de rapports sociaux – alors qu’en fait ça semble surtout servir à ne pas examiner ni questionner ces dernières. Enfin remettre en cause ces séparations internes entre domaines sociaux et politiques dans les personnes et leur gestion. Bref, en finir avec pas mal d’idéaux, de la « liberté » à « l’indépendance », qui sont comme par hasard les déités de la pensée libérale et de ses innombrables avatars, dédiés à une non remise en cause systémique de l’ordre matériel sous-jacent : propriété, concurrence, valorisation. Ce qui ne veut pas dire revenir en arrière, comme beaucoup qui d’ailleurs en fond largement usage le souhaiteraient – mais aller en avant. Vers une « intégration », si on veut, mais séparée et autonome. Et surtout égalitaire entre nous. Ce entre nous ne peut pas se baser sur l’identité, qui est un pack censément « présocial », « ressenti », supposé avant les mesquines inégalités de richesse, de puissance… L’identité va toujours avec le civil et le politique, comme domaine superficiel et prétendument au dessus des choses. Non, l’égalité se base dans le rapport social qui nous fait, d’une part, et doit être approfondie comme telle.

 

La représentation, qui est la traduction politique des rapports sociaux d’appropriation et de concurrence, mène systématiquement à l’instrumentalisation et à l’abus. On le voit superlativement en ce qui nous concerne. Les tutelles administratives ou médicales, les assoces à agenda de convergence hiérarchisée vers le salut, les porte parole et les porte voix, c’est la cohue pour parler en notre nom, nous adjoindre à telle ou telle lutte, pendant que dans les faits la très grande majorité d’entre nous rase les murs d’un état des rapports sociaux de plus en plus brutal, misogyne et régressif. Finalement, ce sont des fois celles qui nous tiennent à distance, mais qui n’ont pas de projet sur nous, qui nous font le moins de mal, sans nous faire aucun bien. L’obstination de ces discours qui dénoncent un pouvoir objectivé et externalisé comme seule source de nos malheurs, en faisant silence sur les rapports sociaux qui sous tendent et ce pouvoir, et ses concurrents, et en nous proposant sur une base politicarde des alliances avec de supposés « ennemis de nos ennemis », dont l’idéologie emporte notre anéantissement de manière plus radicale que ne pourrait le vouloir ce « pouvoir » à son pire, est parfaitement irréaliste. Et tout aussi parfaitement instrumentalisante. Comme le sont bien souvent les discours de représentation. Il faut en finir avec la représentation, pour respirer un peu et essayer de nous organiser « à la base », avec ce qu’est en ce moment cette base, point. D’autant que dans les faits, cette représentation, à commencer quand elle est elle-même transse, et ce qu’elle soit associative, sociologique, politique, est aveugle et autiste, déroule un discours étrangement fixiste et finalement souvent essentialiste (alors que pourtant elle s’en défend comme de beau crime), qui la plonge dans un divorce de plus en plus profond avec l’existence sociale de celles qu’elle affirme « traduire », sur une base illusoire de « sororité » - même quand elle les interroge ; le biais de la « réponse », comme celui de « l’identité » ne devrait pourtant pas être un secret pour ces expertes. Mais singulièrement, elles préfèrent l’oublier, au profit d’une communauté d’identité qui n’est qu’un vernis. On peut, et c’est même assez répandu, être transse et se faire des idées sur ce que sont ou doivent « être » les transses. C’est même probablement inévitable – mais il faudrait alors le reconnaître. Ce qui évidemment grèverait le business de la représentation et de sa supposée infaillibilité, justesse a priori. Peut-être pourrions nous accorder désormais une priorité à ce qui se passe, se dit, ne se dit pas bien, bref à une approche a posteriori ? Ce ne voudrait pas dire pour autant nous illusionner sur son fond de « devoir être », ni garder une réflexion systémique. Mais au contraire enrichir celle-ci, et la faire servir à notre vie ici et maintenant.

Socialement, accepter de conditionner la légitimité, les possibilités et modalités de nos existences à des agenda ciscentrés et fréquemment masculinistes, c’est d’emblée nous confirmer comme une parenthèse illégitime, féminine quoi, et carrément collaborer nous-même à la refermer.

 

Enfin, la dynamique de représentation a son revers immédiat : les transses associatives, qui forment à la fin un groupe social cohérent et relativement autonome, finissent effectivement par tellement représenter les huit ou neuf transses sur dix qu’elles ne voient qu’une fois ou jamais, qu’elles les « incarnent », agissent à leur place, et surtout leur ferment ce domaine social qu’elles constituent. Elle créent un modèle élitaire et affinitaire, ce qui est évidemment très ordinaire dans notre société et surtout dans son aspect « politique ». On a déjà vu cela dans le féminisme, et dans tous les mouvements minoritaires – la plèbe est au mieux utilisée de temps en temps comme masse argumentaire, une petite partie d’entre elle mobilisée, et l’essentiel représenté, voire carrément gouverné. C’est d’ailleurs le problème de fond du « entre notre nom », de comment ça s’organise et de comment ça s’approprie ; depuis le dix huitième siècle, la démocratie, qui est effectivement un progrès, a toujours buté sur la concentration de l’image du groupe social et de la parole dans une formation restreinte. Il faudrait parvenir à une auto-organisation plus horizontale qui supprime ce « au nom de », lequel met toujours la majorité des gentes concernées entre parenthèse, et est porté par celles qui ont pu, par leur itinéraire, se placer dans l’endroit préformé par le fonctionnement social, et qui attend les porte-parole et les gouvernantes. Ce qui montre bien qu’avec les situations sociales les plus scabreuses, les meilleures volontés et les plus beaux idéaux du monde, réutiliser les formes politiques et organisationnelles de la démocratie représentative donne toujours les mêmes résultats. Le sujet, sa conformation et sa mise en œuvre, sont conséquence des rapports sociaux, pas l’inverse. Et aucune issue ne se dessine d’elle-même, ou par la vertu, fût-elle paradoxale, de notre position dans le rapport social.

 

La dynamique affinitaire, c’est assez simple : c’est la reproduction permanente de l’état des rapports sociaux et des hiérarchies par le biais de subjectivités et de leurs « productions ». L’agrégation spontanée et libérale, ô surprise, rassemble les plus riches, les plus passables, les plus compétentes, la clientèle interchangeable de pauvres qui leur est suffisamment docile, et isole, éparpille, anéantit les autres. Du vrai La Fontaine, in vivo, saupoudré d’Adam Smith. Le laisser faire, laisser aller est un choix. Il donne où nous en sommes aujourd’hui. Il ne s’agit pas même de le « remplacer », cet appel concerne celles qui de toute façon ne bénéficient pas des « affinités électives ». Soit encore une fois une bonne majorité d’entre nous. J’ai déjà parlé du mensonge affinitaire et solidaire, qui ne peut se bâtir que sur de la puissance et du surplus à mettre en échange.

Le fonctionnement des milieux dits affinitaires, bienveillants, autonomes, etc. est un condensé de tout ce qu’on peut faire en faisant glisser quelques mots, quelques définitions, sur la trame de hiérarchie valorisatrice sociale et économique en vigueur. On n’a pas d’argent (mais on est de famille friquée qui pourra ne distribuer au besoin), on est trop freak (mais on est super lisse physiquement), on est super marginales (mais on a plein d’amies, et l’isolement est un marqueur réel de manque de puissance sociale). La liste peut être assez longuement étendue. Le monde affinitaire et son corollaire associatif sont un monde riche et normé, qui se la joue. La plupart des transses ne sont ni l’un, ni l’autre, et n’ont aucune perspective de le devenir. Plutôt que de nous casser la tête sur les barricades solides et invisibles qui ferment l’accès aux privilèges affinitaires, mieux vaut remettre en cause cette logique même de « l’attirance », l’analyser, et aller contre. Ce qui mène à la notion d’inconditionnalité – et à la non exigence de consensus. Les ressentis, comme bien souvent les idées, sont un simple vecteur des rapports sociaux en vigueur. Nous sommes portés par cette logique à toujours vouloir nous agglomérer à ce qui va nous sembler valoir un peu plus que nous. L’égalité même est déplaisante, car elle nous ramène à notre condition et celle-ci n’est pas jojote. Et inutile de causer de celles qui sont en dessous de nous, à moins que nous voulions nous en amuser avant de les jeter. C’est cet escalator permanent qu’il nous faut bloquer. Il ne s’agit pas de morale, ou de bonne volonté, il s’agit de formes sociales à remettre en cause, dont l’application spontanée ou non nous bloque dans un mode donné.

 

C’est bien beau de causer de droits. Mais que faire avec des droits qu’on ne peut exercer, soit qu’on n’en ait pas les moyens dans un monde où le premier droit est la propriété, soit qu’ils entrent en concurrence avec d’autres tout aussi droits ? Je pense que l’heure n’est pas tant à exposer naïvement nos frimousses à la haine sociale, à faire comme si demain nous allions toutes avoir assez pour vivre correctement, alors que la tendance va, et rapidement, à l’encontre de cela : misère et violence, fortement indexées sur la valeur sociale, que de nous organiser pour nous préserver. Je conviens que c’est un recul – mais peut-être aussi un pas de côté. Sauf que prétendre rester seules en l’air dans un contexte de régression générale, quand on est haïes de toutes parts, c’est tout bonnement un suicide.

 

Le fonctionnement associatif, modèle politique visant à neutraliser les rapports sociaux, sépare soigneusement ce qui est justement défini comme politique, soit la citoyenneté, la représentation, le projet, bref cette existence bien réduite où nous sommes réputées « égales » symboliquement, de la vie sociale et matérielle, structurée par l’isolement, la concurrence et la propriété, qui est inégalitaire au possible mais ne doit pas être mise en question – grosse farce, au nom même de l’égalité politique, la supposée égalité à s’emparer, à s’approprier et à profiter. L’affinitaire en découle, en ce qu’il « dépasse » cette séparation et rassemble plus où moins les vies qu’il englobe – mais attention, c’est uniquement pour celles qui se reconnaissante mutuellement et en général, coïncidence curieuse, ont quelque chose de valorisable à négocier. Bref, l’associatif c’est démerde toi pour survivre mais soit représentable politiquement ; et l’affinitaire c’est tu as du flouze, de la compétence, de l’attrait – vient donc dans notre start up, on va valoriser tout ça. Ce sont deux versions, la première très formelle, de l’ordre social et économique policé par la république marchande, où tout le monde est supposé « égale » parce qu’il peut en principe être propriétaire de quelque chose en plus que de lui-même. Ça m’amuse tristement de voir les chantres de l’anti-républicanisme donner régulièrement dans la même illusion politique qui reproduit sans arrêt celui-ci, et invisibilise, naturalise, quand il ne les célèbre pas carrément comme une « subversion » (lol !) les inégalités réelles. La seule chose qui n’est pas du tout illusoire, qui en quelque sort fait ce qu’elle dit (et rudement), c’est la réalité des rapports sociaux.

Un aspect tout à fait caricatural actuel de cet attelage associatif/affinitaire est la réduction, on pourrait dire l’autoréduction, autogérée quoi, affirmée et intériorisée, des « vies politiques transses » - bref des vies transses tout court puisqu’il paraît que via le politique tout est accessible ! - au médical et au juridique, sipposés changer tout le rapport social où nous nous trouvons. Feuilletez les programmes de transselande, vous n’y trouverez souvent que cela ou des déclinaisons de cela. Je ne m’étends évidemment pas sur l’auto-exotisme que cela alimente, il faudra en parler par ailleurs. Ce qui est intéressant, c’est tout ce que ça exclut (l’essentiel de la vie des personnes et de ce qui s’y passe) ; et aussi j’y trouve un arrière goût singulier de comment faire de nous-mêmes, au mieux, de parfaites agentes en pleine formes, tamponnées et saines, de la concurrence idéale, indépendantes (la notion d’indépendance aussi, dans un monde où elle veut dire unité de compte et de propriété, mérite un pensum !), lâchées dans les arènes les plus diverses et là encore les plus exotiques et limitées (de la geekerie au travail du sexe par exemple…). Sympathique optimisme de l’intégration des transses (les meilleurs évidemment, les autres sont déjà toujours en trop) dans une économie politique qui se vautre comme jamais. Mais il y a des gentes optimistes chez nous. Surtout pour le compte des autres d’ailleurs. Il est mal vu chez nous, alors même que presque toutes se heurtent à cette réalité, de remarquer que, avec nos mines illégitimes, la meilleure opé et les papiers les plus indiscutables ne changent pas grand’chose à la haine populaire envers nous, aux agressions, à la mauvaise volonté administrative qui a bien des moyens de s’exprimer. L’intégration est d’ores et déjà une farce, et c’est nous qui la payons.

Quant à ce qu’on appelle la solidarité, qui se présente assez hypocritement comme le maximum qu’on pourrait s’offrir aujourd’hui, elle correspond à un mode de fonctionnement social qui intègre le chacune pour soi et l’inégalité, bien vainement « tempérées » par ce qui n’est finalement qu’une charité citoyenne et un appel aux surplus. Pas question de s’en prendre au découpage individuel de la société et de la richesse. Sauf que celle-ci fait de plus en plus défaut et à de plus en plus de monde. Surtout chez nous. La solidarité entre pauvres, c’est mort. D’autant que l’autre visage de la solidarité est une fois de plus la fameuse affinité – bref nous sommes « spontanément » portées à être solidaires… entre personnes des mêmes classes de valorisation. Quand celle-ci se trashe, et à tous les points de vue, ce qui pourrait être commun est entièrement négativé, dans un monde idéal de positivité, et c’est le rejet comme la haine, le dégoût, qui nous meuvent les unes vis-à-vis des autres. La solidarité, c’est une forme pour un groupe social de riches et de personnes qui sont appréciées socialement. C’est une forme sous conditions. Et qui dans les circonstances où nous sommes nous bloque dans un fonctionnement sans réserves, qui nous enfonce encore plus. Nouzautes, transses qui sommes très majoritairement des loquedues, des pauvres ou en voie de l’être, des déchets du social, n’avons pas les moyens de nous solidariser. Si nous pouvons y opposer encore autre chose que nos survies misérables ou nos morts dans l’isolement, ce ne peut être qu’une collectivisation inconditionnelle, qui brise le carcan de la propriété individuelle et des bonnes ou mauvaises volontés.

Créer et organiser de la vie collective, matérielle, quotidienne, de l’autoprotection aussi qui ne se limite pas à jouer la supertranswoman solitaire qui n’a aucune chance réelle de pouvoir faire face dans l’isolement, ce n’est absolument pas le but de ces formes associatives, solidaires, affinitaires – et d’ailleurs ça ne pourrait l’être, parce que ça remettrait par retour leur découpage de la vie radicalement en question.

Une chose déjà, qui doit être bien claire : c’est que nous débarrasser de l’associatif, de l’affinitaire et des formes de ce genre, tenter l’horizontalité, ne signifie absolument pas nous embarquer dans le spontanéisme, la culture du ressenti, l’inorganisée. Bien au contraire. Déjà parce que dans les faits, l’affinitaire et même assez souvent l’associatif ça revient à ça. Et que comme bien d’autres j’ai lu et digéré depuis longtemps ma Jo Freeman (« La tyrannie de l’absence de structures »). Le spontané c’est la reproduction assurée et mécanique des rapports sociaux et de pouvoir. Il est question tout à l’inverse de nous organiser pour de bon pour tenter, dans la mesure où nous le pourrons, de déterminer cette horizontalité et cette égalité qui sont tout sauf acquises et automates, et pour lesquelles obtenir il faudra qu’on se gendarme quelque peu et même des fois plus, et qu’on pioche sérieusement l’affaire. Il y a des choses et des dispositions à créer, probablement, ne serait-ce que parce que notre situation  sociale, et vis-à-vis du reste et entre nous, n’en est pas une autre, et que nous avons à faire face à fort partie : toute la haine et la peur de nous-mêmes, le mépris que nous avons intériorisé, le chacune pour sa pomme. Pour nous faire confiance réciproquement, il faut ne nous faire que peu confiance à soi-même, ce soi-même issu de ce qui nous a à la fois engendrées et écrasées.

Je vais tout de suite casser encore un morceau. Nous n’arriverons pas à créer du collectif pérenne sans argent, l’argent étant la seule valeur universellement admise et échangeable (avec, si on veut et dans une certaine mesure, la sexualité – qui en est une version). La question de cette non conditionnalité dont je vais causer, c’est aussi de pouvoir mobiliser ce qui reste parmi nous comme argent pour essayer d’en vivre. Je dis qui reste, parce que je pense que ces moyens sont en voie de disparition rapide, en tant qu’encore distribués relativement largement dans la population, même ici où l’accumulation historique a été très forte. Bref, étant donné que nous venons apparemment (là aussi il faudrait sans doute savoir mieux) de toutes les classes de richesse, et que le reniement parental (qui de toute façon à terme n’affecte pas les lois sur l’héritage) ne touche aussi qu’une partie d’entre nous, sans parler de celles qui ont personnellement encore un capital, eh bien je propose et même demande la mise en commun de ces capitaux, présentes et à venir, pour mettre sur pied des communautés ou collectivités transses.

Ce qui compte, premièrement, c’est la matérielle, pas d’hypothétiques reconnaissances supérieures et largement symboliques. Et c’est ce à quoi l’associatif, et son corollaire l’affinitaire, occupés soit à bien séparer les « questions politiques » de « la vie de tous les jours », soit à privatiser le tout pour une minorité élitaire, ne nous aiderons jamais. Quelles que soient même leurs intentions affichées, c’est leur structure même qui détermine leurs buts et leurs priorités, qui sont en même temps leurs termini, puisqu’au-delà, il paraît que c’est la joyeuse vie civile et économique sur laquelle nous devrions flotter et naviguer dans le monde rêvé de l’intégration diverse et productive. Que ce soit une illusion de plus en plus patente et énorme, autant parce que celle-ci est en train de se déliter et de partir en morceaux que parce qu’il n’y a qu’à nous voir, dans ce monde, avec ses légitimités et illégitimités, pour comprendre que presque toutes d’entre nous en seront toujours rejetées – et encore, rejetées c’est le minimum, la logique montante étant au meurtre de masse des illégitimes ; que ce soit donc une illusion toit à fait périlleuse, on ne va pas attendre que nos bergères et nos élites soient à leur tour touchées par la dévalorisation radicale, qui ôte le droit à l’existence, pour se magner les fesses ; parce qu’alors on y aura déjà presque toutes passé ! L’aveuglement de celles qui croient à quelque chose ne s’embarrasse pas, on l’a vu bien des fois dans l’histoire, des pires exactions – l’avenir est toujours juste derrière il paraît. Mais nous on ‘en a rien af’ de cet avenir, alors qu’on n’arrive déjà plus à soutenir le présent, entre les réunions tupperware une fois par mois, le défilé zoologique une fois par an, les murs qu’on rase de plus en plus près le reste du temps, la misère matérielle de plus en plus pressante. On n’a personne à attendre et surtout pas celles qui se sont postées en avant-garde. La reconnaissance formelle et politique ne permet pas à elle seule de vivre, bien d’autres en ont, encore une fois, fait l’expérience.

Il nous faut donc concentrer et collectiviser le fric, les possessions immobilières éventuelles, le temps, les moyens. Et cesser, en passant, même si nous ne le faisons que fort peu, de l’investir dans la représentation et la reconnaissance que gèrent nos bergères. Nos collègues turques ou argentines le font, avec beaucoup moins de ressources et de capitaux que nous. L’affaire, c’est que nous cessions, surtout celles qui ont quelques chose, de penser que nous allons nous en sortir tranquilles chacune pour soi. C’est encore vrai pour un certain nombre mais çà devient faux pour la plupart à une vitesse grandissante. Il nous faut donc pour cela abandonner aussi ces idéaux de réussite qu’on nous a fourgués, comme à tout le monde, du temps que nous étions cisses – réussite qui déjà n’était promise qu’aux plus riches ou aux plus performantes. Une fois transses, c’est fini, la classe moyenne cesse très vite de l’être, nous sommes de plus en plus le lumpen et du rapport social de sexe et du rapport social général. Les revenus et les facilités qui permettent d’économiser en comptant sur la valeur sociale, les relations toussa toussa s’évaporent souvent en très peu de temps. Comptons enfin que nous n’aurons pas les Laverne Cox et les Jenner avec nous – j’ignore si elles ont des équivalentes ici. De toute façon, bon, je crois qu’on s’en passera et que somme toute ça vaut mieux. Il n’y aura pas de transses milliardaires pour tenter de financer un territoire qui nous soit propre par exemple – je ne sais pas si ça serait ou non quelque chose de bien, je doute, nous y reproduirions une société d’exploitation je pense. Mieux vaut envisager des collectivités nombreuses et aussi horizontales que possible. Et en mettre déjà sur pied avant que la température sociale ne soit trop chaude et que nous soyons mortes, cuites dans notre carapace. Horizontales et, donc, je disais, inconditionnelles.

 

 

*

 

 

Transse, comme cisse, femme, homme, je tiens que c’est, ou c’est d’abord, un rapport social. Un aspect et une position dans le rapport social de sexe, tel qu’il fut ébauché et en partie défini par les féministes matérialistes des années 60 à 80, avant que cette approche fut abandonnée par la plupart, déclarée démodée et quasi suspecte par la vague subjectiviste – à laquelle je m’étais jointe en ces temps – laquelle nous a aussi permis de percevoir des parties invisibles de ce rapport. À la fois une place et quelque chose qui renvoie. L’inconditionnalité, c’est la prise en compte prioritaire de ce qui se passe, des conséquences de ce que nous sommes, d’où nous nous trouvons, socialement, ici, aujourd’hui. L’inconditionnalité dont je parle se base sur le fait que si même nous choisissons de transitionner, nous ne choisissons pas la configuration de la position du rapport social de sexe dans laquelle nous entrons. Et nous la créons encore moins. L’addition de la misogynie structurelle des sociétés, et de la haine spécifique des transses, nous pose et nous conditionne. C’est cela qui façonne et délimite cette inconditionnalité : être traitée comme une transse. Conséquence aussi de la visibilité de la plupart d’entre nous, les « nez pas au milieu de la figure » comme j’ai dit ailleurs, passantes plus ou moins mais toujours repérables. Bref un stigmate visible, qui appelle la violence. On est transse autant qu’on est visible comme telle. L’inconditionnalité transse est ici l’autre face de la situation sociale de la majorité d’entre nous. Il s’agit pour nous de l’admettre, d’en faire notre affaire, de ne plus simplement la subir en essayant d’en atténuer les effets, ou de la nier contre l’évidence. C’est clair, c’est une conséquence négative. Mais le casse gueule était justement d’essayer, au compte goutte, en concurrence et les unes contre les autres, de la « positiver ». L’inconditionnalité découle des conséquences vécues, et de là où nous trouvons dans le rapport, pour ne pas dire l’échelle, du social. Nous connaissons, tout de même, assez bien où nous sommes, en tant que dynamique.

Nous devons d’autant plus nous montrer inconditionnelles les unes les autres que les conditions de vie sociale nous sont fixées, comme transses et connues comme telles.

L’inconditionnalité n’est pas identitaire, parce qu’elle est conséquentielle à l’état du rapport social, elle découle de comment nous sommes traitées. Pas de ce que nous avons ou aurions bien pu décider ou imaginer à ce sujet. Elle est même à l’inverse de l’identité, parce qu’elle est un résultat. Quoi que nous fassions, quoi que nous voulions, quoi que même nous consentions, c’est même tarif. Nous ne pouvons pas poser nos conditions à un monde structuré par la haine et le mépris de l’assigné féminin. Nous pouvons en tirer les conséquences. L’inconditionnalité est au moins une alternative à l’identité, dont la culture a montré, à plusieurs égards, ses limites – et le mot est faible. L’inconditionnalité, c’est comment prendre en compte le réel du social, sans pour autant se laisser contraindre à le positiver, le rechercher, bien vainement du reste, ou l’accepter, le « faire nôtre » - et donc nous condamner nous-mêmes.

 

Précisément, pour pouvoir nous déterminer en tant que transses, dans le rapport social, et dans la place bien particulière que notre apparition y a creusée, il faut se défaire des injonctions d’une politique structurellement transcendantale d’une part, masculine et misogyne d’autre part. Je dirais même que c’est dès maintenant une condition de survie. L’inclusivité, comme la « convergence des luttes », se sont depuis déjà un moment révélées soit comme un vide, soit comme une arnaque. Je sais que c’est au départ ce que nous visions pour beaucoup d’entre nous – mais il nous faut peut-être nous rendre compte que nous ne sommes pas, socialement, aujourd’hui, « ce que », c'est-à-dire pas dans la place, dans le rapport social, où nous avons cru nous trouver. Que notre tentative n’était pas toute écrite, contrairement à ce qu’on essaie de croire dans nos assoces.

 

L’inconditionnalité de la position sociale transse, il est de toute façon patent qu’elle peut se constituer par le seul fait que celles qui l’auront d’abord à cœur seront les plus mal genrées/sexées, fagotées, tout ce qu’on veut. Les plus transses de fait dans la société. Plus nombreuses qu’elles ne veulent souvent le croire au début. L’invisibilité est d’autant plus un mythe que les exigences de sexuation correcte s’amplifient. Mythe récurrent, toujours battu en brèche par le rapport social de sexe qui se rigidifie.

 

Par ailleurs, et a contrario, je pense que nous connaissons aussi très bien ce qu’il en est des conditions que nous sommes, isolées, conduites à supporter : aussi bien ordinaires qu’avancées, ce sont les conditions de la concurrence, de la normativité, de la brutalité ordinaire du monde cis’, masculin, misogyne. Faire nôtres ces conditions, pour la plupart d’entre nous, c’est accepter notre élimination, sociale ou même physique, et y collaborer. Nous n’avons que déni, charclage, haine des autres, haine de nous-mêmes, haine entre nous, à nous conditionner aux agenda cisconvergents vers la surenchère de légitimité généralement masculinocentrée.

 

C’est pour cela aussi, joint à ce que l’inconditionnalité est une conséquence et non une prémisse, que nous n’avons à nous faire aucune illusion subjectiviste. Nous ne sommes à l’origine de rien d’extraordinaire, d’aucune échappée patente ; nous sommes une position plutôt de travers et peut-être transitoire dans les évolutions du rapport social de sexe, lequel n’a pas pour vocation, hélas, de sortir de lui-même. Nous sommes un aboutissement, provisoire éventuellement. Bref, si nous nous regroupons, c’est pour vivre, pas dans l’idée que nous serions en train d’incarner je ne sais quelle promesse ou réalisation ; nous sommes une nouveauté relative, comme d’ailleurs toutes les nouveautés parce qu’on ne sort jamais de rien. Nous n’avons pas à nous rengorger d’exister ; d’ailleurs, déjà exister tout court nous est assez difficile. Et pour ma part je ne crois en rien aux thèses sur d’antiques variations (du coup naturalisées) dans le rapport de sexe qui l’enrichiraient et nous transformeraient du coup en espèce à protéger ou en sorcières de secours. Mon œil. Il y a évidemment toujours eu des transfuges et des réticences dans le rapport de sexe, tu parles, vu comme il est sympa et confortable. Mais je pense que les transsités actuelles, insérées (plus ou moins mal) dans une modernité qui à tendance à se détester, et par ailleurs indexées sur des transformations de type médical (je dis indexées, c’est une de leur normalité présente, je ne dis pas que tout le monde y recours ni de la même manière), que les transsités actuelles donc sont quelque chose de nouveau. Et quelque chose d’issu des modifications ou des impasses, va savoir, dudit rapport de sexe. Rien ne dit que nous n’allons pas y changer quelque chose par notre présence, elle-même signe d’un possible changement ; mais rien ne dit non plus que rien ne va foncièrement changer. Nous n’avons rien d’autre à porter que nous-mêmes, il faut en finir avec les raisons providentielles convoquées pour justifier l’existence, et qui se retournent facilement en illégitimation et des autres, et des autres chez nous-mêmes. D’où retour à l’inconditionnalité conséquentielle.

 

J’avoue, je suis pessimiste, et je n’aimerais rien tant que d’être absolument contredite par les faits, et surtout de vivre assez pour le voir ! N’empêche, vu comme ça semble tourner, je trouve que ça craint. Après, je vois bien aussi d’une part qu’aujourd’hui, à hexagonlande, l’idéal collectiviste et basé sur des conditions de vie pas drôles ça ne parle à personne. J’ai peur que ça ne se mette à parler que trop tard. Nous sommes presque toutes terriblement isolées, à la merci du premier coup, et du premier venu, d’ailleurs. C’est pourquoi je me dis qu’il faudrait commencer à y penser. Parce que ça ne se fera pas tout seul et je n’ai moi-même pas trop d’idées sur le comment précisément des trucs comme ça pourraient se mettre en place et exister.

 

Et qui ? Je cause aux transses, parce que notre position d’illégitimité, renforcée par la « visibilité » (elle-même fonction de la norme cisse) est particulière et aiguë. Et que je ne crois pas par ailleurs que la transsité transcende le rapport social de sexe, même si elle en est un aspect supplémentaire. il est net que je ne parle plus à celles qui ont pour le moment leur strapontin associtaif ou relationnel. Qu’elles le gardent tant qu’elles peuvent, au loyer qui leur est régulièrement exigé de correctitude, de docilité, de spontanéité ciscole et idéologique. J’en ai été, je connais la chanson. Je ne parle plus donc pour cette petite minorité numérale de transses, mais potentiellement pour une bonne partie des autres, ce qui fait tout de même beaucoup de monde. Des dizaines de millier en hexagonie, estimation basse. Et qui sont plutôt silencieuses.

 

C’est fort ennuyeux, quand on a un passé militant, de devoir se retourner vers celles qui ne le sont pas, ne tiennent pas à l’être. Je ne crois pas un istant, plus qu’autrefois, que le nombre donne raison ou fait valeur. Je ne tiens d’ailleurs en rien à m’aligner sur cette dernière. Et la raison, c’est toute une affaire avec le rapport de pouvoir. Je pourrais plutôt dire que vue la situation des transses, on n’a jamais raison. Et d’autant moins qu’on n’est pas intrumentalisée (on épouse alors, pour le meilleur et pour le pire, la raison de qui nous préempte).

 

Nous n’entendons pas être coulées dans le ciment de vos cités idéales, non plus que payer les faux frais de vos guerres ni de vos paix.

 

La très grande majorité des transses ne participent pas de ce qu’on pourrait appeler la « communauté trans’ », avec ses socialités. Mais toutes les transses un tant soit peu visibles, perceptibles comme telles, ce qui fait là aussi une grande majorité, participent du groupe social des transses. C'est-à-dire sont traitées comme telles par les cis’, les trans’ invisibles, le fonctionnement transmisogyne. Tout ça ne fait pas une unité, ni une conscience, ni rien de ces fantasmes unitariens actuels. Cela fait une situation dans un rapport social qui se durcit à vue d’œil. Même quand on essaie de ne pas le voir, de le relativiser, de le positiver – ce qui est un sport à la fois spontex et imposé des stigmatisées.

 

Ce n’est donc pas aux dites transses socialisées et associatives que je cause là (même si elles seront les prem’s à le lire). Mais à ce qui est probablement l’énorme majorité d’entre nous, sans doute dans les quatre vingt quinze sur cent, avec tous ses défauts, ses impossibilités, ses contradictions, tout ce qui nous plombe quoi dans le rapport aux exigences de ce monde.

 

On va me dire que je ne cause pas « simple », et que ça ne va pas avec cette majorité supposée. Déjà, j’ai toujours refusé de prendre les gentes pour des imbéciles ; en général on sait ce qu’on défend, pourquoi, et ses conséquences – je ne suis donc pas non plus dupe du « je savais pas ». On sait toujours où on veut aller, et ce qu’on veut fuir. Nous savons assez bien, la plupart de transselande, que nous sommes toujours, tôt ou tard, utilisées ou rejetées, dans la case consensuellement « à éliminer ». Enfin je cherche à défricher, pas à recruter. Il faudra que d’autres s’y mettent. Sans quoi c’est mort-né.

 

Nous nous trouvons, et nous l’avons voulu même si confusément, en opposition directe au masculinisme qui sous-tend les idéologies de la concurrence, de la lutte, de l’appropriation, du vrai, du salut et j’en passe. Que nous aimerions bien ou pas qu’il en soit ainsi, c’est « comme ça que ça se passe ». Et surtout c’est ce que de toute manière nous prenons dans la figure.

 

Ni citoyennes d’un fonctionnement économique qui n’a jamais questionné sa misogynie, ni assujetties à des priorités populaires ou transcendantales qui portent en elles la haine ouverte de tout ce qui est désigné féminin. Nous n’avons pas les moyens de l’un, nous ne tenons pas à crever (bénévolement qui plus est !) de l’autre. Je ne me fais évidemment pas d’illusion sur ce que pourra être, dans les circonstances sociales actuelles, un horizontal. Il n’est pas question ici de s’imaginer que les inégalités sociales en seront aplanies. Mais si cette horizontalité implique quelque collectivisme, la mise en commun des ressources et des capitaux, financiers et sociaux, hé bien ce sera déjà un pas que les affinitaires et les militantes, si subversives et déconstruites se voulaient elles, n’ont jamais fait et visiblement n’entendent faire en rien.

 

Quant à l’inconditionnalité, qui est précisément la contestation direct des affinités sociales et politiques, bref de la reproduction des rapports sociaux en petites troupes, elle découle de la situation d’illégitimité.

 

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Si, en tous cas, des initiatives collectives d’organisation et de vie voyaient plus ou moins prochainement le jour, il est vraisemblable qu’elles ne se feront pas par celles de nous, en proportion très mineure, qui ont déjà place quelque part. Précisément parce qu’elles ont ces places et ne veulent probablement pas plus en démordre qu’elles n’ont voulu les partager et les multiplier. D’une certaine manière, ça le fait très bien. On n’aura pas spécialement d’opportunités à proposer aux commissaires politiques et aux coordinatrices zélées qui structurent l’associatif et l’affinitaire transses. Il s’agit précisément de faire autre chose, indexé plus sur l’a posteriori que sur l’a priori. Avec tous côtés, bons et mauvais, que cela pourra présenter.

 

A posteriori. C'est-à-dire que nous tirons des conséquences, pour ici et pour maintenant, de notre situation sociale. Bien entendu, il ne faut pas s’imaginer que nous tirons des conséquences sans idées derrière. Les humains sont des théories, sur pattes, majoritaires comme minoritaires, et ces théories sont réalisées, sont la réalité intégrale de la vie sociale. Les rapports sociaux qui nous violentent et tendent à viser notre disparition sont eux-mêmes pleins d’idées. Je ne vois pas pourquoi nous aurions obligation d’un « objectivisme » qu’on ne demande en réalité à personne, si on passe au-delà des palinodies séculaires sur le respect et l’éducation. Le respect de quoi, quand nous sommes encore au dessous du féminin institué, qui est lui-même considéré planétairement comme sournois, pourri et qui est peut-être en voie d’extermination, comme forme et comme groupes sociaux ? L’éducation à quoi, à quelle vérité transcendante qui dissoudrait par sa vertu chimique les inégalités d’appropriation, d’évaluation ? Non, ici et maintenant, il n’y a rien à apprendre aux autres, il n’y a nulle bienveillance non plus à en attendre. Ce qui est apprendre, c’est notre propre sort ; et il n’y a pas grand’chose à attendre que l’usage que nous arriverons à faire du relatif et temporaire maintien de la paix sociale, pour nous organiser avant que ça chavire. Tant mieux finalement si ça ne chavire pas, les rêves apocalyptiques c’est le lot des gentes qui ont des réserves, qui la jouent. Nous on joue pas. Clair que l’état des choses, politique et administratif, économique, ne nous est pas super favorable – mais disons nous bien qu’il peut devenir bien pire, et ce très vite.

 

A posteriori donc. Et plus a priori, plus dans l’idée de ce que nous devrions être, ou toujours déjà avoir été. Nous ne sommes que des sous-nanas, dans un monde en voie d’assèchement où les groupes sociaux principaux sont entrés en guerre pour essayer de se repartager le pouvoir et la valeur masculines, avec ce qui en reste de dividendes. Nous sommes parmi celles qui ont le plus à perdre à tout ça. Et ce même si ce qui constitue le devenir transse, d’un point de vue des rapports de sexe, est sans doute très compliqué. Ce nous même dans les faits se fendille, on ne peut l’ignorer – et c’est pour cela qu’il ne s’agit même plus ici d’une supposée unité transse, d’un mouvement ou de quoi que ce soit, mais de collectivités, au pluriel, fondées sur le commun effectif, ce que nous vivons dans la rue et ailleurs, point. Si des collègues veulent et peuvent aller converger, exotiser, s’instrumentaliser, c’est leur affaire. Il semble bien, et là encore a posteriori, que ce ne soit pas du tout le cas de la majorité d’entre nous et ici. Ce qui compte, c’est comment les choses se passent. Et pour qui. Pas comment elles devraient se passer. Dans le premier cas, c’est univoque, il ne se passe pas une chose et son contraire. Et ce sont fréquemment les mêmes choses qui se passent. Dans le second, ma foi, on peut bien tout imaginer, tout désirer, tout craindre. Mais quel que soit le caractère de devenir du social, à échelle de nos vies, on est engluées dedans, dans sa répétitivité, et nous sommes à la fois finies et vulnérables. C’est bien gentil de nous dérouler un monde idéal de convergences et de gentillesses réciproques. Sauf que ce n’est pas le cas, que bien souvent on s’est servi de ces idéaux pour commettre des horreurs et autres exterminations, enfin que nous avons bien le temps et des chances, nous qui nous causons à cette heure, de disparaître, hachées ou écrasées, bien avant le vestibule de ces paradis. Nous n’avons pas de devoir à remplir. Nous avons à vivre. C’est déjà toute une histoire. Mais dans cet a posteriori, nettement, nous sommes choisies négativement par les options des uns et des autres ; et nous avons moins, aujourd’hui, à craindre du mépris et de la discrimination qui nous écartent et nous briment, que d’un anéantissement, quels que soient ses prétextes. Et si on en arrive tout de même là, ce qui est possible, autant que ce soit sans notre consentement. Il y a clairement, actuellement, toute une tentative d’instrumentalisation et de récupération politique de notre sort social, pour servir in fine à des options régressives qui ne nous laisseront pas même la possibilité de vivre, non plus peut-être qu’aux nanas cisses. Face à ça, et à l’indifférence hostile d’autres secteurs du féminisme, le mieux que nous puissions faire est de nous tenir sur ce que nous pourrons nous construire de bases matérielles et intellectuelles propres.

 

A posteriori, conséquentiellement, avant toute autre initiative, nous pouvons déjà faire ce pas de côté et nour regrouper. Je cause encore une fois à toutes celles qui n’ont pas de strapontin dans les affinités et micro-sociétés déjà en place, et qui mesurent à quel point l’intégration dans une « vie normale », laquelle est déjà de toute façon une faillite de misère et d’isolement pour une part grandissante des cis’ et autres majorités, est désormais fichue, inatteignable. Je crois que ça fait du monde, silencieux, éparpillé. Je sais à quel point le silencieuses n’ont pas bonne presse. Je peux moi-même souvent le penser. Et alors ? Est-ce qu’il faut souscrire à notre extermination pour se sentir justifiées ? Est-ce que la réalité sociale, pour que nous ayons l’impression de pouvoir avoir une prise dessus, doit se présenter comme transcendantale ? Non, nous sommes là, et il faudra, il nous faudra, faire avec nous. Le suicide social, dans la position assez étrange où nous nous trouvons, tournant le dos aux valorisations majoritaires, a bien autant, sinon plus de chances, de se rencontrer dans l’éparpillement, la concurrence et l’opposition entre nous qui découlent de notre allégeance aux reconnaissances et aux alliances parfaitement instrumentales et factices, que dans des tentatives d’autonomie et de vie dans l’état des choses. La régression masculiniste qui caractérise de plus en plus de parts du social est probablement un des dangers de mort les plus patents, les plus pressants.

 

Ce genre d’approche suppose évidemment un certain séparatisme, collectif comme individuel, d’avec les cis’, leur reconnaissance, leur prétendue inclusion, leurs exigences et leurs fantasmes. C’est là un des aspects qui peut aider à bâtir une relative horizontalité : renoncer à nos petites négociations miteuses avec cisselande, à tenter de grignoter un peu de place sur les voisines, à se faire un peu bienvenir. Réorienter notre quotidien de pauvres et de méprisées.

 

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La démocratie économiciste et son reste d’accumulation de richesses, laquelle est d’abord un fonctionnement et un ordre social, bien avant d’être le système politique auquel les dénonciations subjectivistes et identitaires entendent le réduire, a bien évidemment une tonne de défauts, à commencer par celui d’exister, et à suivre par la propriété et l’argent – qui ne lui sont pas propres même si ils y jouent un rôle fondamental. Il se trouve que c’est au sein de ce fonctionnement social que nous sommes apparues. Je ne suis pas en cela les thèses transhistoriques qui veuelent que toutes les réactions, et elles ont été forcément nombreuses, au rapport social de sexe, soient in fine solubles et résumées dans la transsité moderne. Je pense que celle-ci est un nouvel aspect du dit rapport social, ou dans le dit rapport social. De même, je ne dis pas que la démocratie « a permis » notre apparition, ce qui serait quasiment inverser les choses, et sous entendre que nous attendions, dans quelques limbes, un biotope favorable ! Non, nous y sommes apparues. Nous en sommes, comme du rss, en quelque sorte, un produit, une conséquence. Nous n’en sommes pas moins sujettes de ce monde, nous en sommes, de même que toutes celles qui prétendent par la révolte, elle-même façonnée par les lumières, l’individu, l’idéalisme des classes, ne pas « en » mais seulement « y » être. Mon cul.

Et il se trouve que même si nous y vivons mal et chichement, quand même, avec son foutu individualisme ambivalent, nous y vivons. Bien d’autres fonctionnements sociaux qui ont précédé ou se proposent de prendre la relève, si bienveillants, justicialistes, voir paradisiaques qu’ils se présentent, ne nous offrent pas, et c’est même un euphémisme, les mêmes perspectives. Je pense même que pas mal d’entre eux aboutiraient rapidement à notre extermination, de même qu’au féminicide général, vu leur virilisme intrinsèque et leur culte du rapport de pouvoir. Cela dit, c’est aussi un peu ça que nous risquons du fait que la démocratie et le capitalisme sont en train probablement de s’étouffer eux-mêmes dans une logique valorisatrice éliminatoire que le vieux barbu avait prévue, et de laisser place de toute façon à ces « alternatives » qui pour le moment sont donc très peu folichonnes. Mais bon, je cause pour ici et maintenant, et on n’en est pas encore à la fin, si fin il doit en advenir. C’est clair que nous ne sommes pas sur un lit de roses. Mais en attendant, malgré d’une part les discriminations administratives, et d’autres part, bien plus large et profonde, la violence sociale de haine des femmes en général et des transses en particulier, nous arrivons généralement à y survivre, fut-ce sur les marges.

Là encore, je pense que le plus urgent est de nous organiser en « profitant » (je sais, c’est un peu poussé…) autant que possible de la situation. Je suis persuadée que les « alternatives » qui nous font du pied au titre de l’oppression principale, toussa toussa, ont en fait des priorités, causes absolues, qui ne cadrent pas du tout avec notre autonomie, notre légitimité ni peut-être même notre survie, des priorités cisses et masculines en général. Qui ne cadrent pas non plus avec leurs prétentions à un anti-universalisme, qui est sans doute au moins en partie justifié mais dont il faut assumer la grande conséquence : pas de convergence, pas d’ensemble magique des vaincues de la concurrence. Aller nous isoler, nous opposer les unes aux autres et finalement nous dissoudre dans ces politiques de la nécessité et de la justice bien ordonnée nous sera fatal. Aussi bien je vois, encore une fois, que même si ces représentantes multicartes de toutes les infortunes en font beaucoup et lourdement pour nous recruter, la plupart d’entre nous soit a d’autre soucis, soit perçoit bien que ça sent le cramé, soit bien souvent les deux !

 

Pour ça que j’en suis à dire ce que je n’aurais pas dit il y a quelques années – que dans l’état des choses, nous pouvons souhaiter que celui-ci continue encore. C’est mal parti, et en interne et en externe, mais en même temps les « choses » ont une grande capacité à durer, quand ce n’est pas à se survivre. Et il est possible que, finalement, la démocratie marchande, voire même « républicaine », et son devenir bien compromis, quoi qu’on en pense par ailleurs, nous soient un grand home provisoire, au milieu duquel je pense que nous avons fichtrement intérêts à nous constituer des homes plus précis et particuliers. Ça ne veut pas dire qu’on trouve que c’est bien ; ça veut dire qu’on craint encore plus ce qui se présente actuellement comme l’alternative, et qui semble converger vers la régression sociale et la haine du féminin, par divers chemins, si indirects ou paradoxaux soient-ils.

D’où que ce que je nous propose, ce n’est en rien de faire guili guili (à moins que ce ne soit payé !) aux patrons politiques et sociaux actuels, et encore moins de croire aux buts et définitions qu’ils courent encore ; non plus que de se faire la moindre illusion sur les prétentions citoyennistes, alors même que nous vivons le mépris et la haine, de tous côtés ; mais de nous défier tout autant et même plus des « alliées » autoproclamées qui affirment que le navire ne coule pas assez vite et qu’une fois à la baille ce sera, ô surprise, l’assomption dans le paradis terrestre et le lieu de la justice. Vu leur palmarès historique, ce sera tout bonnement une fois de plus le charnier. Ce l’est déjà en maints endroits, et si ce n’est évidemment pas sans lien avec les impasses de l’économie, ça emprunte joyeusement les boulevards et les autoroutes des idéologies du « salut ». Les unes sont tout bonnement la décomposition de l’autre. Les plus faibles et les moins légitimes y passeront à la scie circulaire au milieu de l’enthousiasme, y compris de ceux qui y passeront juste après. Nous en sommes. Gardons nous en. C’est aussi de l’a posteriori, et du scepticisme ; on a déjà suffisamment payé pour, et on peut nettement voir ce que ça nous promet.

 

C’est pourquoi, comme je l’ai écrit il y a déjà un bon moment dans Notre mort nous-mêmes, je pense que si nous parvenons à nous constituer hors de ces exigences finalement très universalistes (et donc cisses, masculines, etc.), même si leurs thuriféraires pensent s’opposer à cette position, il y aura tout de même un bémol à mettre à l’inconditionnalité, un bémol aussi paradoxal que ce qu’on nous oppose : il faudra tenir à distance celles qui précisément arrivent avec ces fichues conditions, qui ne nous donnent la légitimité à vivre que si nous obtempérons à une légitimité supérieur (ou à plusieurs). Ces collègues là, de bonne foi et pour se faire cisreconnaître, portent et rapportent notre sujétion et probablement à terme notre mort, qui se rajoutent à celles déjà cocasses de l’état du rapport social et de l’ordre politique qui en découle. Inconditionnalité ne veut pas dire charité débile, bonnes et connes – et pour dire encore plus clairement illégitimité intériorisée et culpabilité pénitentielle. Inconditionnalité veut dire justement le refus de ces chartes, de ces insinuations, de ces chantages moraux-politiques. Sans quoi nous accepterons une fois de plus ce qui nous fait crever.

 

Il nous faut arriver à nous considérer tout autrement, et même à rebours, de l’actuelle reconnaissance (par les cisses évidemment principalement), valorisation et réussite. Se séparer, passer en non mixité de fonctionnement, n’est pas une question de simple rassemblement d’identité, mais une remise en question de ce qui nous a coincées là où nous sommes, de notre assentiment à, reproduction du rapport

C’est pour ça que nous ne devons en rien nous appuyer sur nos « élites subalternes », de la ciscolaboratrice qui s’est assise sur ses collègues, à la transse représentative dont on a parlé plus haute, en passant par la transse à peu près invisible pour le moment et qui s’en félicite. En tout cas tant qu’elles ne renoncent pas à ce comportement mais surtout à ces idéaux de réussite et de reconnaissance (je répète, parce qu’on ne répètera pas assez que ce sont là des principales véroles qui nous tuent et nous isolent), et qu’elles n’apportent pas réparation pour les conséquences. Tout simplement parce que nous ferions bien de cesser résolument de mettre le nez dans ces directions, d’échafauder nos possibles autonomies sur la reproduction de ces fonctionnements, mêmes endémiques, même, et surtout, entre transses – ce qui ne pourrait que continuer à diffuser inégalité et ciscentrement parmi nous. Nous devons étudier à l’inverse une collectivisation et une communautarisation sur des bases de pauvreté et de dévalorisation tous azimuts, donc interroger ce qui s’oppose, en logique et en promotions, à ce qui structure le jeu social majoritaire. L’interroger sans non plus retomber dans le travers ordinaire aux minorités, qui est de valoriser essentiellement ce qu’elles auront cru s’être trouvé de propre (et qui n’est pas toujours ce qui leur est réellement propre, difficile souvent à voir parce qu’à avaler). Bref une fois de plus de reprendre le fonctionnement majoritaire de la positivation, et de ses conséquences (concurrence etc.), et de se voir en origines des rapports sociaux qui nous ont engendrées. Il nous faut tenter, si cela est possible, de rompre aussi profondément que faire se pourra avec les suites logiques et les ressentis automatiques de ces majorités d’où en plus nous venons, ne l’oublions ni ne le nions ! Nous sommes quelque chose en devenir, et socialement, collectivement, et pour chacune d’entre nous, comme le martelait un collègue. Bref à assumer le plus possible, dans la mesure de ce qui nous sera vivable ici et maintenant, notre négativité, ce en quoi nous sommes socialement le contraire de ce qui est considéré comme bien et valorisé – mais sans essayer de le retourner en capital positif. De nous poser pour nous-mêmes en moins-disantes, ou en contre-disantes, face aux exigences sociales de valorisation et de normativité implicite (bien plus vaste que l’explicite). Oui, ce ne sera pas facile. Mais il se peut que ce soit une des clés (il y en aura d’autres !) pour arriver à vivre, à nous reconnaître nous-mêmes pour ce que nous sommes, à créer un espace qui ne dépende pas, dans ses présupposés, de l’approbation cisse et masculine. En cela, nous continuerions de notre côté un des rameaux malheureusement négligé du féminisme matérialiste et séparatiste. Celui qui voyait la sexuation en termes de rapports sociaux, et l’émancipation des femmes sur une voie qui, pour refuser de devenir des hommes, de réaliser l’utopie inquiétante et violente d’un monde totalement valorisé et masculin, ne se limitait pas à la réalisation d’un féminin qui continuerait à n’être que l’envers dialectique, c'est-à-dire le reste de la valeur-masculin, dans un cadre unique, dominé, défini à partir de ce masculin. Sacré pari, dont il est impossible de savoir en quoi nous pouvons le passer, si nous n’essayons pas.

 

En tous cas soyons inutilisables pour les projets de restauration de ce monde de la valeur et du masculin. Tant qu’à prendre ce qui est aussi un risque, même si ce peut être une émancipation, autant le prendre pour nous-mêmes.

 

 

 

 

(1) http://www.lactualite.com/societe/ce-que-les-transgenres-nous-apprennent-sur-legalite-des-sexes/

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  • : transse et bie juskaux yeux ; vivisecte les économies politiques, premier, second marché ; acétone et antivitamine K - Le placard à Plume, la fem-garoue
  • : Un informel méthodique, exigeant, fidèle, pas plaintif, une sophistique non subjectiviste, où je ne me permets ni ne permets tout, où je me réserve de choisir gens et choses, où je privilégie le plaisir de connaître, c est là mon parti pris, rapport aux tristes cradocités qui peuplent le formel cheap, repaire des facilités, lesquelles en fin de compte coûtent bien plus. Je me vante un peu ? J espère bien. Déjà parce qu ainsi je me donne envie de mieux faire. Hé puis ho ! Z avez vu les fleurs et les couronnes que vous vous jetez, même l air faussement humble ? Faut dépercher ; quelqu'orgueil assumé vaut mieux qu une pleine bourse de roublardise attirante. Je danse avec le morcellement et la sape de l'économie, de la valorisation, de la fierté, de l'empouvoirement.
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