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15 décembre 2016 4 15 /12 /décembre /2016 11:53

 

 

C’est tout brouillon ; on fait ce qu’on peut - et surtout on fait pas ce qu'on peut pas.

 

 

Sur un site de collègues, cette assertion que « la binarité n'existe que sur le papier ». J'ai d'abord eu un doute, je me suis dit que c'était du deuxième degré, mais non, hélas, nos catéchismes positifs sont souvent redoutablement premier degré. Cela peut avoir du bon, du nécessaire tranchant, mais pas que.

Déjà ça semble signifier qu’on estime que les rapports sociaux sont une simple illusion, une fiction superficielle jetée sur la supposée profondeur de l’être, ou de l’identité native déjà toute en bloc, peut-être un complot imposé par un gang de méchants, en tous cas une méprise qu'il suffirait d'un peu de bonne volonté pour dissiper, et dans laquelle finalement, nous ne serions pas profondément pour grand’chose. Accessoirement, du coup, la réalité, y compris nouzautes, est hétéronome, extérieure quoi, ou transcendante, au delà des tristes conditions dans lesquelles nous nous complaisons. Le social ne saurait être tout a fait réel, il doit bien y avoir une nature, une âme ou autre chose d'évanescent et parfaitement indéterminé par derrière.

Par ailleurs, il y a cette tentation de nous faire un bouclier essentialiste, qui nous enjoint de nous considérer et décrire comme si tout était dit et acté en ce qui nous concerne, comme si nous étions vouées à être, selon la forme majoritaire attachée à la question de genre, un achèvement, objet en soi, qui ne bouge pas, qui ne changera pas, qui n’a d’ailleurs jamais changé, une fixité in fine sur laquelle ne se peuvent donner que quelques affirmations, et puis point. Pas un ensemble de situations en devenir dans le processus social. « Devenir », bouh, cette notion a été bannie de notre cercle d’interprétation de plus en plus ontologisant. Nous avons intégré la course à qui sera (et même aura toujours été) le plus. Course qui est toujours gagnée par les plus fortes, selon la règle que la puissance sociale produit l’abondance de cohérence interne.

 
Pasque c'est ça, la conséquence de traiter les rapports sociaux comme de simples illusions subjectives, et de penser que la réalité n'est pas entièrement constituée par ces structures, mais non, puisqu'elle(s) est/sont pourrie(s), ce qui est peu contestable, et que nous sommes quelque part toutes en sucre, ce qui est tout autre chose.
Y a rien à faire, là je m'avance à affirmer, je prends le risque de me tromper, mais je pense résolument que ne pas prendre les choses pour ce qu'elles se manifestent, c'est précisément s'ôter radicalement les moyens et la perspective de les changer. Et que précisément en ce qui concerne les rapports sociaux, nier que nous en sommes intégralement constituées, qu'il n'y a pas d'âme éthérée ni de corps glorieux à libérer, c'est se condamner à les reproduire, puisque ces idéaux de "l'au-delà" sont le produit et la structure même de ce social ! Et servent, si j'ose dire, bouh, de cache-[...]

Les rapports sociaux ne sont pas une illusion dont nous devrions être détrompées (au bénéfice de je ne sais quelle absolu), mais notre réalité, qu’il nous faut transformer si nous voulons qu’elle change.

 

Nous sommes en quelque sorte des théories, sur pattes, parce que le social, et ses abstractions, sont aussi notre réel. C’est précisément de dénier la puissance effective des abstractions qui rationalisent et justifient les rapports sociaux qui nous coince dans des exigences métaphysiques pour arriver à expliquer nos évolutions et nos blocages.

 
 


Concernant la binarité, je ne vois pas comment faire en sorte que les éléments d'un monde entièrement hiérarchisé h/f puissent par magie en être déchargés et "neutralisés", quel patchwork que nous en fassions, lequel patchwork « agenre » reste souvent orienté finalement vers les formes de l’assigné masculin parce qu'elles sont tout de même vachement plus mieux, c'est à dire valorisées, passantes, utiles – en clair, nous nous incitons à privilégier leur « appropriation » comme « libératrice » (mais de quoi ?) ; le « binaire » cesse souvent d’être perçu comme tel quand il est le référent masculin universel soft. Il rentre alors sans angles ni difficultés dans ce qui est l’idéal et la position « humaine », individualisée, référente, homogène, à l’origine même de la sexuation. C'est la critique de ces éléments mêmes qui pourrait peut-être nous aider, si c'est possible, à tenter une sortie. Mais actuellement le binaire est notre condition d’existence. Le reconnaître comme réalité telle ne signifie d’ailleurs nullement, je dirais même au contraire, l’admettre et le justifier ; on ne peut s’en prendre qu’à ce qui est tangible, pas à des fantômes ; et à ce titre je rigole quand même de certaines iconographies « non binaires »… qui le sont en fait parfaitement, hommage forcé de la liberté à la contrainte et image qui résume notre vie présente.

 

En outre, se réfugier derrière ce concept est en partie une attitude de faux-fuyant, parce qu’énoncer ainsi le dualisme hiérarchique du rapport de sexe, c’est neutraliser son inégalité interne entre assigné masculin et assigné féminin. Est-il d’ailleurs anecdotique que dans les patchwork non-binaires, les éléments assignés socialement masculins soient tout de même volontiers « réappropriés », pour la vie sérieuse, et ceux assignés féminin cantonnés au folklore en milieu safe ? Tout  le monde sait, d’expé, ce qu’impliquent en  termes de positions et de vie sociale les uns et les autres. Se cantonner dans une problématique en termes de binarité, c’est évacuer la valorisation et l’inégalité liées à la sexuation des éléments et comportements, au bénéfice de ceux qui in fine constituent le monde tel qu’il est, un monde de pouvoir et de masculinité. La réduction à la dualité, imperméable ou non, est une manière d’évacuer la question du rapport de pouvoir entre les éléments sexuément assignés. Comme ç’a été le cas avec le « sexisme réciproque ». Et de ne pas suivre une logique d’examen du fonctionnement social. De simplement l’étrangéiser de personnalités qui, par essence, seraient en deça et en surplomb du social. Comme bien souvent on revient à l’âme, à l’humain naturel ou générique, à la transcendance qui permet de relativiser et surtout de symétriser les rapports sociaux et leurs conséquences, dont nous faisons partie intégralement, quand ce n’est pas carrément de les nier. La question de la binarité n’est donc pas ce qu’on appelle pour l’évacuer simplement un « faux problème », c’est disons je trouve l’aménagement d’un clivage plus profond et plus omniprésent pour essayer de « vivre avec » - sauf que ce vivre avec est tout de même assez peu jojo, et entraîne la subordination au mieux, l’oppression et l’élimination permanente au pire de ce qui à un titre ou à un autre relève de l’assigné féminin.

 

En ce qui nous concerne, à translande, le rapport social de sexe est complexifié par nos parcours, mais il n’est pas, loin de là, diminué ou dilué. Il est même peut-être augmenté, quand on prend par exemple en compte l’illégitimité brutale qui frappe les nanas transses, au propre aussi bien qu’au figuré. Dans le quotidien, la simple expé de vivre socialement, montre l’intégrale opposition entre l’attitude générale envers le masculin, indécelable et sympathique, et le féminin hypervisible, imparfait, illégitime – la situation des trans’ correspond dans ce contexte à une intensification des effets hiérarchisés de norme à cislande. Les transsités constituent un nouvel aspect ou ordonnancement de ce rapport, mais ne l’abolissent en rien et ne le transforment actuellement pas foncièrement, ni au subi ni à l’agi. Nous avons une forte tendance à nous aveugler sur cela, que ce soit à notre détriment ou pour notre confort. Il y a toute une recherche à faire sur la question, mais il faudra pour cela nous défaire des catéchismes lénifiants à ce sujet que nous affirmons de manière très acritique, et des fois au déni de réalités accablantes.

 

En finir, enfin, avec une notion de genre qui a refondé le sexe en "nature objective", dans les tréfonds de la détermination biologique et absolue, présociale. Affirmer que le sexe est un rapport social, et que ce rapport social est parfaitement vrai, effectif, sans arrière boutique naturelle – et qu’il peut aussi être contesté. Que ce n’est pas parce qu’il ne serait pas vrai seulement qu’on pourrait le contester, le transformer ou nous en débarrasser. Or, c'est précisément parce que ce rapport est notre réalité totale, incontournable, et qu'il est une cata permanente et autoreproductrice, qu'il nous faut envisager tous moyens de nous en débarrasser, et pas en faire un papier peint de fond qui finit à nouveau par tout envahir, tout justifier.

Nous assigner, comme toute situation dans le social, à des identités natives, inquestionnables, originelles, c’est donner en plein dans le corpus des idéologies essentialistes. Et nous soumettre par avance à ce qui prévaudra dans leur cadre, dont j’ai bien l’impression que ce sera, vu leur fond et le rapport de force social qu’il soutient, l’élagage le plus radical de tout ce qui n’est pas hétérocis. Nous situer, c’est aussi déterminer ce que nous portons dans un monde de rapports sociaux. Les radicales n’ont ainsi pas tort de contester l’approche subjectiviste du genre, le supposé jaillissement sui generis et individuel d’un genre pourtant massivement reproduit, et son corollaire de toujours été qui maintient un état de fait autojustifié. Bref ces catéchismes derrière lesquels nous nous tenons parce que nous sommes persuadées qu’ils nous protègent, ce qui est faux (jamais être quelque chose n’a sauvé quelqu’une de la haine sociale), et nous empêchent au contraire de prendre une connaissance collective et sociale de nos possibilités. Elles n’ont pas tort de vouloir interroger ce qui y est reconduit. Et de supposer que nous nous tenons derrière des départagements secondaires en évitant de nous attaquer aux fondamentaux. Là où elles se vautrent, c’est en ne suivant pas elles mêmes, à travers leur hargne anti-transse, leur logique affirmée que le sexe est rapport social et non essence naturelle ou transcendante, et qu’il peut s’y passer des choses, d’une part, et auquel cas se qui se passe est réel, systémique, pas une illusion ni un complot. Leur fixisme suppose qu’au fond, soit il ne peut rien se passer, soit que toute évolution serait la conséquence d’une volonté intentionnaliste de premier niveau – thèse à son tour subjectiviste et fort peu matérialiste, comme si les rapports sociaux n’étaient que le fruit de volontés personnalisées, lesquelles ne sont probablement que les conséquences et les expressions de ces rapports et de leur structuration. Elles non plus ne s’attaquent pas ou plus aux fondamentaux du rapport social. Elles sont souvent elles aussi coincées dans le subjectivisme qui informe tout l’atmo politique actuelle, et n’arrivent plus à critiquer ce qui constitue le rapport social de sexe, ce au profit, comme je l’ai dit plus haut, d’une course, au contraire, à l’appropriation de celui-ci et de ses structures déterminatives et positives ! Certes nous en sommes toutes là, toutes encore là, mais ce n’est pas pour cela qu’il ne se passe rien.

De fait il s’y passe quelque chose, à travers le mouvement croissant de transitions, quelque chose qui je pense va plus loin que ce qu’elles croient, et moins loin que ce que nous prétendons. Pour le moment. C’est sûr qu’à cette heure nous n’avons pas fait bouger les grandes lignes, mais pourtant on ne pas non plus dire sec qu’il ne s’agit que de reproduction à l’identique – même si ce serait encore aujourd’hui l’intention, parce que de fait ce ne l’est pas. Nous manifestons quelque chose. En cela le subjectivisme sociétal reste aussi court que le matérialisme qui n’ose pas assumer ses propres conséquences et rebascule dans l’essentialisme après l’avoir très justement mis en cause. Il nous faut sortir, les transses et les cisses, chacunes depuis nos positions et de notre côté, de cette entreprise circulaire de réappropriation. Aller vers l’assigné féminin, même si celui-ci est lui aussi créé et lié par le dualisme inégalitaire foncier du rapport, est en soi quelque chose d’inhabituel dont pourrait sortir une rupture de ce qu’on appelle cyniquement « l’équilibre ». Mais pourrait, rien n’est écrit. Et je reste aussi pour des non mixités effectives en fonction de la situation dans le rapport social, ce qui implique que nul des groupes impliqués n’a à poser de conditions aux autres, ni à réclamer inclusion, recours commun ou convergence. Il faut assumer nos conséquences. La foire à la sororité n’a donné qu’approfondissement des inégalités et des hypocrisies ; de l’illusion aussi de l’unité a priori il nous faut nous débarrasser.

 

Nous sommes depuis des années à courir après les critères et exigences posées par les réaques de « réalité » subjective, biologique ou transcendante, et à marcher stupidement dans leur anathème de la théorie et du social, mais non on n’en est pas n’ayez pas peur, on ne devient pas, on n’est pas théories, on est « peuple réel », etc. etc. Par cela nous renforçons tout simplement les logiques ontologisantes et conservatrices qui peuvent demain se muer en extermination, parce que bien évidemment il s’agit de situations sociales, traduites en « devoir être », et que nous ne pourrons jamais « prouver » notre justification aussi bien que cishétérolande, qui tout simplement a par sa masse directive le pouvoir de faire de faire ce qu’elle dit – impasse aussi de la cohérence interne ; le plus cohérent est toujours le plus puissant, point, parce qu’il peut faire tout ce qu’il dit.

Il nous faudrait au contraire, si au moins nous ne voulons pas nous mettre et nous garder dans la misérable position de devoir admettre notre destruction, abandonner radicalement ces schèmes de pensée, d’identification et surtout de justification par une réalité non médiate, très masculine, de mépris envers ce que l’humain prend d’abstrait dans son organisation sociale.

 

J’irai même jusques à dire que le non-binarisme tel qu’il se présente actuellement, est au niveau systémique un binarisme spontanéiste gîté en tous ses éléments et tropes, qui s’est débarrassé de toute capacité à prendre conscience de lui-même, à se comprendre et à se mettre en cause (si toutefois on veut réellement ce qu’on prétend, ce qui est encore une autre question !). L’usage symétrisant de la notion de binarité sexuée nie et invisibilise toute sa dimension hiérarchique et tropique. Non, « dépasser » à la Hegel, performer et reproduire les éléments qui structurent le rapport social de sexe binaire, n’aide pas à en sortir. Non plus que de faire comme s’ils n’étaient pas là, que c’était une illusion, que nous serions des « humaines sans autre détermination », à la saint Paul et à la Adam Smith. Je veux dire clairement par là que quelqu’effective, en elle-même, que soit l’affirmation non-binaire, elle n’entraîne guère de rapports sociaux différents, elle ne change pas l’assignation des éléments qu’elle croit ou veut neutraliser, et que se disant qu’elle le fait, elle s’y enroule et les renforce. La binarité comme la non binarité sont effectives, mais il n’est pas moins effectif qu’elles constituent une approche qui presque toujours élude et neutralise la systémique de sexuation, assignées aux formes sociales tout autant qu’aux sujets. Le sexe social, ou genre, existe par la hiérarchie dualiste masculin féminin et les rapports (appropriation, pouvoir) qu’elle modèle, et réciproquement ; en sortir demande autre chose que de la redistribution. Et ne pas en sortir exclut, je pense, un changement, effectif, fut-il de type « qualitatif ».

Il n’y a pas d’issue dans la réalisation, il faut tenter la confrontation et la négation. Et partir provisionnellement de l’idée que tous nos éléments, toutes nos combinaisons sont déterminées par le monde qui nous a produites, qu’il n’y a rien au-delà du social, que ce n’est pas une malédiction mais la condition de nos possibilités, et un appel à le transformer. Et nous ne pourrons pas y réussir sans leur ôter leurs significations sous-jacentes, leur usage, et sans nous débarrasser de ceux qui portent indélébilement les structurations d’un monde de force de d’inégalité.

 

Ce qui est remarquable, c’est que dans les années 80/90, l’approche subjectiviste des rapports sociaux nous était précisément une arme contre l’illusionnisme objectivant majoritaire, lequel affirmait que la plupart d’entre eux n’étaient pas « réels », de simples conséquences superficielles, pas structurantes, quoi – par exemple le rapport de sexe et ses nombreuses niches. Mais de nous êtres enfermées dans la méthodologie subjectivante de tout faire sortir à rebours, comme d’un chapeau ou d’un vagin, du sujet conséquence, a finalement annulé une bonne partie des progrès et des élucidations que nous avions menées par ce qui était alors une brèche, et qui est devenu un gros mouchoir que nous nous sommes fichu dessus. Et nous empêche maintenant souvent de critiquer l’ordre hiérarchique sexué.


A ces propos, je rappelle bien sûr les travaux de N. Cl. Mathieu. Mais aussi, un chapitre du Mouvement transgenre, de Califia, où il est nettement suggéré, sur étude, que l'on n'échappe en aucune culture ni société à la hiérarchie limitative h/f, et où tout ce qui ne peut pas prétendre à une masculinité "vraie" est, par défaut, tôt ou tard et d'une manière ou d'une autre, assigné féminin. Il faudrait tout de même un peu piocher la question, avant de proclamer qu'on peut, comme ça, par la simple volonté subjective, "dépasser" le sexe social et sa binarité.

 

La reconnaissance ne suffit pas à l’égalité, à l’aplatissement des hiérarchies. Non plus d’ailleurs que les baudruches de la dignité ou de l’appartenance, appelées à rembourrer le manque réel de moyens et de capacités. On peut avoir une kyrielle de catégories reconnues, et ce dans un cadre social et même légal de parfaite subordination, le tout dans la pénurie la plus miséreuse ! Ce qu’on appelle un peu bénignement la binarité est une structure hiérarchique de gentes, certes, mais aussi des formes sociales qui nous constituent. Elle n’est pas une symétrie malencontreuse et ségrégative. Elle exprime une prééminence, celle des formes de l’assigné masculin, et de l’appropriation réussie. On ne sortira pas de la binarité sans en finir avec le masculin, depuis lequel toute la perspective sociale, de sexe et au-delà du sexe, se développe et se renouvelle. Et sans en finir avec les idéaux de force, de concurrence, de valorisation, qui imprègnent ce monde et dont nous avons tant de difficulté à envisager de nous défaire, y compris dans les féminismes. Dans l’état actuel des choses, l’évocation de la binarité reste un trompe l’œil pour éviter de s’attaquer conséquemment au rapport social de sexe et au masculinisme. Et ce, bien souvent, que l’on définisse sa position comme binaire tout autant que comme non-binaire au antibinaire. L’état de ce qui nous constitue est binaire, et surtout il n’est pas, il est pire, que binaire, il est clairement hiérarchique dans ses fondements mêmes. Et on ne peut pas, je crains, désactiver ce caractère en déclarant simplement les choses échangeables et symétriques. Ce qui mine depuis toujours les mouvements d’émancipation, c’est la croyance que pour changer les choses il faudrait que toutes s’approprient les formes et les structures de la domination (éventuellement traduite en « droit naturel »), comme ça paraît-il plus de soucis, pouvoir, appropriation, masculinité égalitaires – alors que c’est en soi contradiction et désastre ; ces structures marchent sur l’élimination et la hiérarchie.

 

Les rapports sociaux ne sont pas une illusion – mais n’existent que rapportés à des faits et à des gentes. Même les abstractions qui les habitent sont des tentatives de les raconter. Nous sommes, entre autres, les conséquences d’abstractions, des théories sur pattes (autant les cisses que les transses, les hommes que les femmes…), et nous le sommes réellement – parce que derrière ses théories encore se dresse une réalité qui nous forme et sur laquelle il n’est pas facile d’avoir prise directe. Ce n’est pas inchangeable mais c’est effectif, prégnant, et surtout ce que nous percevons comme des issues à cette situation est bien souvent le cœur même de l’idéel qui la détermine.

Le social c’est notre réalité, nous en sommes issus, jusques dans nos idéaux qui se prétendent « au-delà du social » et qui en fait sont basés sur ses injonctions centrales – appropriation, valorisation. L’humain « indéterminé » invoqué est comme par hasard un humain propriétaire (de soi et du reste) et amoureux, par exemple.

C’est cette attention portées aux rapports sociaux qui fonde les non-mixités, dans leurs tentatives de saisir ces rapports et de les remettre en cause, comme des survivre dans leur contexte.  

Nous devons une fière chandelle, tout de même, à l’approche subjectiviste, qui nous a permis de prendre la mesure de bien des fonctionnements du réel qui n’entraient pas dans l’objectivisme externe. Bref de percevoir des rapports sociaux très bien intégrés. La faute que nous avons faite, c’est de nous camper dedans, d’inverser notre position d’aboutissement des rapports sociaux en origine, enfin de nous laisser fasciner (Hegel y est il pour quelque chose ?) par leur « vertu » supposée, et l’idée qu’en les réalisant à fond nous les « dépasserions », Raté. Il fallait sortir à ce moment du couple objectif subjectif – mais je reconnais que ce n’est ni fait ni à faire !

 

Il nous faut sortir des mystiques politiques et subjectivistes du dépassement ou de l’ordre social comme simple illusion/mensonge, qui nous engluent dans la réalisation perpétuelle du sujet, justement, présent et même souvent passé, romantique, transcendant et autres misères. Il nous faut reconnaître que nous sommes, tels que nous, totalement réelles, dans le réel, et qu’il nous faut soit nous le coltiner, soit le prendre à bars le corps pour voir s’il est changeable, et en quelque chose de mieux. Nous n’y arriverons jamais tant que nous fuirons devant notre ombre, à dire « tout ça c’est pas vrai » - où « imposé par l’hétéronomie des méchants » dont nous ne serions pas. Tu parles.

Par ailleurs, comme par hasard, ce sont en priorité les illégitimes et les infériorisées qui nous voyons enjoindre de nous « dépasser », de nous « déconstruire », de nous abandonner, de nous fuir les unes les autres, de nous rendre disponibles à celles qui incarnent les grandes vérités sociales en concurrence. Et nous intégrons, reproduisons cette exigence affirmative et métaphysique. En clair, il nous est demandé de nous nier, par souci de « dépasser » le rapport social, l’état où nous nous trouvons, ce réel qui dans notre cas est facilement taxé d’illusion, et donc dans les faits de disparaître. En adhérant bien souvent à des affirmations qui nous condamnent, nous déclarent toujours trop ou pas assez. Le dépassement est une arnaque inégalitaire et une fumisterie de plus. Et son but est bel et bien, à l’inverse de ce qu’il prétend, de réaliser totalement, d’achever la logique du rapport social en vigueur, en courant après des idéaux qu’il externalise et dont il prétend que les conséquences seraient autres que celles qu’il cause. Les idéaux convergents de la « subversion » sont la quintessence du monde masculin, économiciste, brutalitaire. Et critiquer, déconstruire les rapports sociaux, c’est aussi prioritairement se préserver et ne pas se laisser délégitimer, tout en évitant de conditionner cela à des illusions ou à des affirmations absolutistes. J’en conviens, ce n’est pas facile (et surtout ce n’est pas l’habitude dans notre vie sociale et intellectuelle). À un moment, l’abnégation et l’héroïsme, y faut qu’on arrête sans ça on va toutes y passer ; et ce genre d’attitude ne nous aide pas à comprendre où nous en sommes puisqu’il nous projette sans cesse sur où nous devrions être selon les fantasmes et présupposés de l’ordre en vigueur.

 

Nous manque, en somme, une attitude de type réaliste, mais qui évite d’absolutiser les tenants et les aboutissants, en reconnaissant leur pleine réalité (et la nôtre) dans ce qui se passe. Ce qui ne veut pas dire être naïves (encore qu’un peu, des fois) vis-à-vis des mécanismes et implications de ce qui se passe. Mais éviter le dualisme qui pose un arrière plan transcendant et déjà écrit en « vérité », et le devenir, ce qui se passe, en mensonge.

 

Évidemment, on peut arguer que nous ne voulons pas du tout sortir du monde sexué et genré, juste lui redonner un coup de jeunesse, le pratiquer « autrement », etc etc. Et que notre but est l’intégration, pas la désintégration. Oui, c’est même sans doute l’objectif, le modèle le plus répandu chez nous. Pourquoi pas ? Il y a juste un hic, et particulièrement en ce qui concerne les nanas transses (et en fait, au-delà, toutes les femmes) : nous sommes d’emblée, déjà, et hors, et dessous. Et je pense que contrairement à ce que nous croyons, que ça va se tasser, sociétalement, que nous allons pouvoir nous bourrer dans un coin de la normalité de sexe, eh bien non, il n’y a pas de place pour les illégitimités les plus dévalorisées dans ce fonctionnement, qui par ailleurs tend plutôt à se rigidifier. D’autres y arriveront peut-être, un moment, pas nous. Notre survie (et sans doute notre transformation, plus tard, vers encore d’autres déterminations sociales) passe par le bris de cet ordre. Son maintien a toutes les chances de nous condamner à disparaître, quelle que soit et quoi que signifie la vague qui nous porte.

 

Notre rapport et notre contexte de sexuation et d’identité sont, dans les faits, « binaires », y compris, pas moins et quelquefois d’autant si nous prétendons à un ressenti qui évacue ou minimise ce caractère structurel. Et c'est rien de dire qu'on s'en réjouit pas, de cette dualité hiérarchique. Car « binaire » lui-même est une manière de symétriser ce qui est un rapport de pouvoir et de valorisation. Bref un cache-rapport social. Il y a, en l’état, de profondes raisons à cela – mais raison rend compte d’où nous en sommes, et ne justifie pas les choses. Nous ne pouvons tangenter, comprendre, peut-être modifier notre social que si nous le prenons au sérieux et comme réel intégral, sans quoi nous serons toujours ses marionnettes reproductrices. Avec les plus candides intentions du monde. La non binarité est une bonne idée, mais si nous ne nous en donnons pas les moyens c'est une velléité reproductrice de plus, presque autant que la binarité ; et ces moyens, c'est d'abord nous en prendre à ce qui fait et ce à quoi sert le genre, le sexe, en tant que rapport social. En gros, la dynamique relationnelle, appropriatrice et identiste.

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  • : transse et bie juskaux yeux ; vivisecte les économies politiques, premier, second marché ; acétone et antivitamine K - Le placard à Plume, la fem-garoue
  • : Un informel méthodique, exigeant, fidèle, pas plaintif, une sophistique non subjectiviste, où je ne me permets ni ne permets tout, où je me réserve de choisir gens et choses, où je privilégie le plaisir de connaître, c est là mon parti pris, rapport aux tristes cradocités qui peuplent le formel cheap, repaire des facilités, lesquelles en fin de compte coûtent bien plus. Je me vante un peu ? J espère bien. Déjà parce qu ainsi je me donne envie de mieux faire. Hé puis ho ! Z avez vu les fleurs et les couronnes que vous vous jetez, même l air faussement humble ? Faut dépercher ; quelqu'orgueil assumé vaut mieux qu une pleine bourse de roublardise attirante. Je danse avec le morcellement et la sape de l'économie, de la valorisation, de la fierté, de l'empouvoirement.
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