De même que le matérialisme, qui s’est racorni sur une comptabilité concurrentielle sans plus d’analyse conséquente des formes et des objectifs, ce qu’on nomme aujourd’hui la critique se réduit à un chapelet d’alliances, de dénonciations et d’anathèmes croisés et fréquemment semblables, indexés sur des métamarchandises idéales exonérées d’examen. Le manège que cela donne, lequel tourne indéfiniment dans un cercle bien étroit, répète avec enjouement et déception les mêmes invocations.
Idéalisme et subjectivisme sont au départ et à l’arrivée de ce format. Fut ce en contrebande. Toute l’argumentation, identifiée à un ressenti individuel ou à un destin commu, tourne (manège !) autour de quelques métamarchandises aussi vagues que consensuelles, convergentes. C’est là toute la situation : se situer par rapport à un commun espéré, lui-même tellement commun qu’il rassemble autour de lui les ennemis les plus irréductibles. Et jamais vivisecté.
Déjà, nous avons trop facilement postulé sur un seul type, défini vaguement et par défaut, de matérialisme. Ce qui correspond au mouvement retour de cet idéalisme téléologique.
La vieille critique sociale des années 50 à 80, paix à ses mânes, avait encore une volonté d inquisition des formes supposées nourricières. Elle avait la faiblesse de les confronter à une exigence de nature, plutôt justement que de volonté. Elle s’y est épuisée et, ironie, ses survivants et héritiers, pourtant nantis de concepts d’analyse assez coupants (la valeur !) ont fini par les déposer dans le sarcophage d’une nostalgie dixneuvièmiste elle aussi, qui a été jusques à en appeler à la psychanalyse. Rien que cela témoigne que ce vieux cursus est clos. On ne pourra pas le ranimer. Tant mieux. Il nous faut du neuf. Ou bien renoncer et croupir.
Je n’ai pas d’opinion arrêtée sur le devenir passé de ces formes. En effet, elles ont tellement été insérées et tordues dans le fétichisme des mots qui les désignaient et rassemblaient qu’il est impossible d’y retrouver ses petits. De toute façon ils ont vieilli, sont devenus ce qu’ils sont, et fréquemment sont morts depuis. C’est probablement précisément ce rapport privilégié aux mots sur le fonctionnement et la méthode qui les ont fait s’aligner sur le level le plus cheap qu’on leur pouvait imaginer. Il a suffi de dire "matérialiste", "critique", « radical », assorti de quelques données distributives et de quelques dénonciations catégorielles essentiallisante via l’annexe existentielle pour déclencher ralliement et approbation. Et ce n’est même pas nouveau. C’est aussi vieux que le rationalisme de surface contemporain, qui raisonne sur l’emplacement mais pas sur les infrastructures qui le circonscrivent et lui donnent, comme on dit, sens (le "sens" aussi, ce gimmick réac et productiviste, il faudra le reconsidérer sec). Inutile donc de se torturer pour savoir si elles devaient ou pouvaient donner autre chose. La question même est déplacée. Idéalisante. Trop tard. Ça a donné cela, tirons en conséquence et tirons nous des pattes, dans la mesure où nous le pouvons !
Dégager d’autres méthodes a des chances d’impliquer que nous abandonnions ces formats historiques épuisés. Sans attendre de se voir validées ni suivies. Et il ne s’agira pas d’une affaire de signifiants ! Avant que ceux ci n’apparaissent il conviendra de développer et lancer des tactiques de prise et de relecture. Ça va faire du taf. Et pour que la douche ne soit pas trop froide, il faudra aussi tenir ça hors drama. Pas facile
Il ne s’agit pas de faire table rase. Nous avons beaucoup appris et même créé avec ces formats d’interprétation. Mais les formats ont un temps et les temps changent tout de même, souvent indépendamment de nos intentions, et je dis heureusement. Nous en voyons le bout. Garder le meilleur et passer à autre chose, qui se dessine de fait. Ne pas chercher à remplacer pièce pour pièce non plus. Encore moins à restaurer, à son double sens matériel et politique.
Ne pas tomber dans leur dénonciation, ce serait bille pareille et se mordre la queue. La négation ou la négativation relèvent du même piège que l’affirmation véritatoire dans ce jeu. Cesser de s obséder des mots, que ce soit positivement ou négativement. La similitude des éléments de langage et des méthodes chez les parties opposées devrait nous dessiller. C’est au fond auquel nous avons fait servir ces schémas qu il nous faut nous adresser. Et peut-être bien pour l’oublier comme je disais il y a quelques temps, le légitimisme, l’irrédentisme, l’appropriation statutaire des abstractions réelles.
Et pour cela reconsidérer le rapport aux mots. Voilà en soi un gros secteur de taf à mener. Quand le mot fait la chose, et se l’attire, c’est le vortex et souvent la cata. Le mot, quand nous y logeons espoir, attente, sensation, prend les caractères de la métamarchandise selon précisément l’analyse qu’en faisait le vieux barbu : l’instance à laquelle nous déléguons pouvoir de nous fonder via la valorisation. C’est à dire à travers le spectre déformant et informant de laquelle nous nous autorisons à toucher à nous-mêmes et à ordonner cette perception active et hélas efficace que nous appelons monde. Se confier, si ce n’est se confire, en idées qui en outre sont des infusions de mots nous met et remet depuis longtemps dans une belle panade. C’est notre sola scriptura sola fide. Qui nous incite à une forme particulière de crédulité sommaire, délibérée, envers les concepts ; nous voyons et lisons ce qui se passe à travers eux, ce qui est défendable, mais à un niveau que je qualifierais de sommaire, binaire, les concepts en question l’étant par leur distribution, ce qui ne l’est pas. L’imprécision même qui a fini par caractériser les vocables en lesquels nous nous confions devait nous alerter. De même que l’appétence pour des éléments de langage qui sont rigoureusement les mêmes que ceux qui fascinent nos concurrents politiques. Et le recours à une rhétorique du "nous c’est le vrai", appuyée d’ailleurs par presque aucun résultat probant, sent l’idéologie publicitaire, assertive. Alors qu’elle traduit plutôt une continuité, si ce n’est une identité, d idéal.
On ne peut maîtriser la performance de la parole par elle-même. C’est un entraînement. Il faut tenter que ce ne soit plus un cordon ombilical, nourricier de ressenti. Nous ne pouvons faire sans mots. N’empêche, là c’est eux qui à travers nous-mêmes ne nous consultent plus. Nous avons circonscrit l’entendement à sa déclaration binaire judicative, négligeant son sens de discerner. Et non seulement ce ne nous a pas délivrés de la condamnation, bien au contraire, mais nous a livrés pieds et mains liés à l’instance qui juge à notre place par énoncé faussement simple ; faussement parce qu il est a priori, qu’il emporte le ressenti et même le connaître, enfin de ce que nous nous faisons sans réserve ses exécuteurs. Nous sommes ainsi les dindons de cette dialectique réflexive.
Par ailleurs devenir plus concis, ce qui serait une conséquence logique de laisser tomber les comptabilités. Que diable le besoin de livres énormes pour ressasser toujours les mêmes complaintes et indignations ? Si il faut répéter c’est que ça se perd, s’enlise, donne à côté, reste inapplicable. Si répétons, répétons brièvement, sans chercher quinze tonnes d’arguments.
Surtout ne plus chercher de mot excessivement valise. Trouver une capacité de discernement, de mise en rapports, qui ne revienne pas à l’objectivation d’idées de manège. Des capacités. Et renoncer à un accord unifiant. L’unité comme désir convergent représenté nous a fait beaucoup de mal. La transformation des outils en demeure, comme en mise en demeure, n’a pas été une bonne affaire. Ça ressemble au too big to fail de l’économie marchande première, où on réinvestit à perte par peur dans un mastodonte perclus, qui finira quand même par se crasher en emportant bien d’autres choses avec lui. Il faut éviter que des possibilités de pensée et de considération périssent avec ces vieux formats. Le plus tôt sera le mieux.
Par ailleurs, dégager un examen de l’universalisme et de l’hégémonie téléologique sous-jacents à la logique actuelle, si diverse et commu soit-elle. Cette tendance formate à peu près tout contenu. Dès lors qu’un exceptionnel ou un hypothétique s y voit promu, il change radicalement de disposition, c’est à dire que nous le ramenons à travers notre rapport à lui, son objectivation, au même rôle que son prédécesseur et éventuellement opposé. Il sert à la même tâche. Même une méthode en tant que telle n’y échappe pas, c’est le cas avec le matérialisme. Le souci du pour quoi a priori nous dérobe la connaissance du comment cependant. Bref, la prétention, explicite comme honteuse, à des validités universelles, nous empêche fréquemment de considérer gens et choses, ainsi que de reconsidérer nos approches. Et par logique intrinsèque qui présume de l’unité nécessaire d’un monde (pléonasme !) de par notre désir angoissé de, et par trop, tout simplement. Et qui trop embrasse mal étreint.
Bref, le manège. Je proscris d’emblée la perspective d’en sortir comme lieu objet hors de nous, et d’autre part en caravane, pour ne pas dire en procession. Ce tous ensemble reste une idéologie de l’unicité, que le présent même dément et invalide. Nous ne nous trouvons pas "ensemble", dans une convergence, et plus nous essayons d y être plus c’est le coupe gorge. Il va falloir admettre de lâcher du champ, de s’éparpiller, de ne plus chercher une totalité rassurante mais inabordable. De mettre d’autres conditions aux proximités. Et pour autant de ne pas pratiquer cela dans cette subjectivation abstraite qui nous ramène à quelques produits et représentation pour l’appropriation desquels on se bat.
Pour cela, fonder cette prise de champ et même de distance sur des exigences minimales de logique, de conséquentiellité, d attirances électives aussi, à tous risques. Nous n’avons en vrai jamais cessé de le faire, mais pareil, en contrebande, même si cela constitue aussi une de nos structures actives et déterminantes. Sans ça on n’aurait pas le goût ! Et quand on y ferme la porte on est vite dans le dégoût. Et c’est du dégoût comme du pessimisme, ces facilités fatiguées, qu’il convient aussi de nous extraire !
La question subsiste de par rapport à quoi se déterminer ; ou à qui. Pour ma part je tends à réduire énormément le recours au quoi comme ensemble d’instances. Et dans une certaine mesure au qui, même si cela est plus malléable. Dans ce second ordre, comme dans le premier, il s’agirait de circonscrire plus étroitement le champ. Mais méthodologiquement, et notamment dans le premier ordre, cela entraîne modification du mode. Il ne s’agit plus autant du passage majeur par une instance de type universel, même si l’intelligence, au sens du rapport, implique une suite de continuités et de concordances. L’objet est retiré plus avant de la condition de réalisation de l’instance pour l’informer lui-même. Cela change le format et le rôle du but, le but devenant potentiellement plus l’objet et notre rapport à lui en incarnation active. Finalement l’affaire réside peut-être aussi dans une modification des proportions d’approche modale ; mais il est vraisemblable, et j’en fais volontiers le pari, que cette redistribution change tout le rapport à l’objet, et change d’objet par cela. On bascule alors du pourquoi vers le comment. Le pourquoi, quête d’une cause originelle à nos maux comme à nos goûts, nous englue dans le rebours. Ce que nous appelons radicalité finit par le mariage entre ce fantôme transhistorique et une attitude binaire et soucieuse. Une casserole de mérite existentiel. Le mérite nous hante.
Aller vers le comment, maintenant ; au fait et au prendre. Ça ne donne pas tout, loin de là, mais on néglige trop cet aspect que je qualifierai de synchrone, d’un comment qui saisit en bougeant avec, dans, se dispose. Qui est, qui suis là. Qui ne se pose pas en observateur référent à prétention en grande partie impersonnelle, lequel à mon sens est le versum inséparable de l’objectivation d abstractions réelles par lesquelles nous nous fascinons. Nous n’avons jamais autant invoqué contexte et situation, à juste objet d’ailleurs ; mais voilà, nous les invoquons, et par cela nous nous retrouvons dans des nuages métaphysiques. L’invocation médiate un objet dès lors idéel, référent uniciste. C’est là le piège d’en appeler à.
Attention, rien à voir non plus avec l’opportunisme à courte vue, et souvent dupe de ces mêmes idéalités, des "mains sales". Le fait et prendre n’est PAS une instance de justification parmi tant d’autres. Il considère les choses, mais ne leur prête pas une puissance autonome de détermination morale ou destinique, ce qui reste une position y compris temporelle d’a priori. Enfin il ne se veut ni encyclopédique, ni hégémonique ; il ne veut pas tout savoir ni embrasser, pas même comprendre. Il se tient à sa place et avec ce à quoi il a affaire. Il le prend en allant vers. S’y donne. Et s’en contente tout en s’y passionnant. C’est bien assez de taf comme cela !
Je ne propose cependant pas non plus par là une phénoménologie. Enfin je ne crois pas. Je renverrais volontiers à ce sujet à la métacritique de la connaissance d’Adorno, même si je ne défends pas la même option positive que lui. Je n’ai qu’un rapport limité et incontournable de croyance à l’objet comme à la perception, surtout en tant que généralités. Et la synchronicité, surtout voulue, pas donnée (oh ça elle l’est pas !) n est en rien une immanence ! Bien au contraire. Rien de nécessaire dans ce qui m’est une discipline.
Un autre aspect pourrait être celui de ne point attendre, surtout d’instances suspendues, ni de s y référer, mais d’incarner activement, d’aller vers ce que l’on choisit, si possible avec quelque logique. La logique formelle et causaliste est le parent pauvre des pensées contemporaines. Elle n’est plus guère usitée qu’en mathématiques, c’est dire ! Elle manque je trouve tragiquement à notre approche et cela se voit dans l’absence de considération rétrospective des conséquences de nos idéaux en tant que tels. Cette logique ne s’oppose pas à l’intuition ; bien au contraire elle la désentrave. Elle permet des sauts, à condition de les vérifier par la suite. Nous faisons trop de crédit à des juxtapositions superficiellement corrélées, sans scruter ce qui corrèle et comment. Ce qui d’ailleurs coïncide inquiétamment avec une absence de rendu compte de fonctionnements identiques dans des options qui se veulent opposées.
Basculer alors d’un pourquoi qui s’enfonce sans espérance dans le passé et le déterminé vers un comment. Un comment qui ne soit plus un moyen subordonné à des instances à atteindre, mais un mouvement présent et pour soi, c’est à dire pour nous. Pas une abstraction réelle, close et suffisante, de plus. Ne plus se tenir dans une affirmation et une négation qui ne sont guère que réponses à un absolu envers lequel nous ne pouvons rien valoir, puisque nous ne pouvons à cette heure sortir de ce valoir ; tenter de valoir pour tout nous empêche de rien valoir pour personne en particulier. Et, plus grave, de chérir de même. Un désert de cohue.
Pour moi, cela conduit à un renforcement du primat de la volonté. Je me refuse à entrer ici dans les querelles philosophiques ou psychologiques sur sa détermination. Elle est là, positive comme négative, voire résolument indifférente. Et je pense qu’on s’est autant vautrés à la conditionner à des instances suspendues de justification qu’à en faire une justification par elle-même, ce qui la scinde et la propulse illico dans lesdites instances. Vouloir et nolloir ( ici note sur ne pas vouloir) sont là de fait. Avec nous et en nous. Il ne tient qu à nous de ne les pas déguise. Nous parlons toujours d’un pouvoir, qui se réduit généralement au devoir ou à la nécessité, ou même assez souvent à ce que nous laissons avaricieusement paraître possible, de par son rapport induit aux instances qui décident, et rarement d’un vouloir. Vouloir conjointe pour moi à ce que j’appelle incarnation active, par opposition à la passive évoquée plus haut par laquelle nous endossons des instances, ou consentons à quelque intérêt. L’incarnation active consisterait à aller vers, depuis soi trop facilement abstrait, lui-même transformé en instance et avec lequel on soliloque en faisant semblant de dialoguer. Et j’ai parlé de la volonté d’indifférence, en tant que choix et discernement de ce à quoi et d à qui je vais donner considération. Il va de soi pour moi que ça se situe aux antipodes du laisser aller et du n’importe quoi je m’en foutiste, comme de l’opportunisme à courte vue. Voir ce que j’ai écrit sur l’honnêteté. C’est une position active.
Je postule un gain d’importance pour le comportement et l’attitude relativement aux idées et postures professées comme déterminations d’alliances. Voire un renversement causal du second vers le premier.
Quelque part, penser avec le coeur, au sens de la volonté et de l’affection. Pour le coup une instance, mais présente, en ce temps, non pas suspendue. Et atteignable, parce qu’elle part de soi.
Réciprocité enfin. Je fus très amusée par le rétorquage d’une ex à laquelle je proposais cette option : "Tu inventes des mots maintenant ?". Le plus drôle est que de toute évidence elle le connaissait ; mais ce qu’il supposait lui répugnait. Tout pour ma pomme. Soit. De toute façon réciprocité ne recouvre pas pour moi un échange à égalité. On fait ce qu’on peut et veut, on donne (ou pas !) ce qu’on a. Le point est de donner des deux parties. Et aussi que ce ne soit pas totalement à côté de la plaque, hors sujet si j’ose. Enfin, si on ne donne, on ne prend.
Je me garde de conclure. N’y a pas de point d’arrêt. Je fais pas de la couture.